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au large. Au lieu de croiser à quelques milles, comme on avait fait jusqu’alors, on alla pêcher en haute mer, sur les grands fonds (on the deep), avec des barques de trente tonnes qu’on armait pour des courses d’environ six semaines. Quand la barque avait son plein chargement de lard, on revenait le fondre dans des fourneaux installés sur le rivage. La pêche donnant de plus en plus, on prolongea les courses ; cependant, à la fin de la belle saison, tout le monde rentrait ; les navires, désarmés, étaient tirés sur le sable, où ils restaient tous appuyés les uns aux autres pour se mieux protéger jusqu’au printemps suivant. Puis on construisit de nouveaux navires plus grands pour de plus lointains voyages. En 1775 un baleinier de Nantucket avait, pour la première fois, passé la ligne. La vigueur de la race, et aussi les qualités de la secte, assuraient le succès de ces entreprises. L’attention de chacun à ses devoirs, la tempérance, l’extrême propreté, essentielle dans les croisières sous les tropiques, avaient fait en peu de temps de ces quakers les premiers baleiniers du monde.

L’auteur des Lettres d’un cultivateur américain, qui eurent à la fin du siècle dernier un si grand retentissement en Europe, fait une très curieuse peinture de l’île de Nantucket à cette époque. Elle lui apparaît comme une sorte d’Arcadie d’où le luxe et l’oisiveté sont bannis, où règnent la justice et le travail. Tout le monde est baleinier. Les fils des plus riches familles ont tous fait la pêche avant de traiter les affaires commerciales dans le comptoir paternel. La vertu règne chez ce peuple d’amis ; les vices, les passions, le goût des vanités, y sont inconnus. Cependant ils ne seraient pas des hommes s’ils n’avaient une faiblesse. Oh ! bien petite. Ils aiment les beaux couteaux, et chacun s’efforce d’avoir le couteau au manche le plus orné, le plus élégant ; certains en ont une collection. Pour tous, l’évangile est la loi souveraine. Sur cette terre bénie, les descendans des anciens maîtres du sol eux-mêmes vivent en paix, un peu à l’écart, il est vrai, des autres colons, mais partageant avec eux les fatigues de la pêche. En effet, une partie des équipages était toujours composée d’Indiens, et un certain nombre de termes techniques restés en usage chez les baleiniers viennent, dit-on, du nattique, que tout le monde, au reste, comprenait à Nantucket.

Cette prospérité si grande finit par donner ombrage à l’Angleterre, tandis que Burke y faisait allusion dans son célèbre discours au parlement sur les affaires américaines. Après avoir montré les baleiniers de la Nouvelle-AngIeterre poursuivant leur proie dans les parages du détroit de Davis au nord, et au-delà des Falkland au sud, il glorifie leurs entreprises dans les mers