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encore, la société cessera d’exister pour recommencer à être. Vous faites naître l’état tous les dix ans. C’est précisément dire qu’il ne vit pas et l’empêcher de vivre. Vous êtes l’enfant qui déplante et replante son arbrisseau tous les matins pour mesurer ses racines. — De même vous croyez que l’état repose sur une constitution écrite. C’est une autre forme de la même erreur. « Toute constitution écrite est nulle. » On la connaît trop ; elle est trop claire ; elle n’a de mystère pour personne. On n’obéit vraiment, du fond du cœur, on n’obéit activement qu’au mystérieux, qu’à des forces obscures et puissantes, mœurs, coutumes, préjugés, état général des esprits et des âmes, qui nous enveloppent, nous pénètrent et nous animent à notre insu. Elles seules sont indiscutables, en raison de leur obscurité. On discute un texte, on songe à l’amender ; comme on y sent la main humaine, on songe à y mettre la main. Il est exécuté, il n’est pas respecté ; à proprement parler, on ne lui obéit pas, on lui cède. De cette obéissance passive rien ne sort qui soit vivant, qui, pour ainsi dire, soit réel. Un texte n’est pas une âme.

L’âme d’un peuple, ne me demandez pas quelle en est l’essence ; car l’essence d’une âme est insaisissable ; mais je vous dirai quels en sont les attributs. L’âme d’un peuple, c’est tout ce qui fait qu’il se ramène à l’unité, et qu’il dure. C’est, par exemple, son amour de lui-même. C’est le patriotisme qui fait la patrie. Mais le patriotisme n’est pas un sentiment égoïste un peu épuré, comme vous le croyez; ce n’est pas chez moi le respect de vos droits pour que vous respectiez les miens; ce n’est pas dans chaque classe de la nation un sacrifice fait à la communauté pour qu’à chaque classe il en revienne un avantage. Le patriotisme ainsi entendu n’est plus un sentiment, c’est un calcul ; et votre système de comptabilité se poursuit; ce n’est pas une nation que vous fondez ainsi, c’est une société financière. Le patriotisme vrai ne calcule pas; il est un dévoûment. Il consiste à aimer son pays parce que c’est le pays, c’est-à-dire sans savoir pourquoi. Si on le savait, on raisonnerait, on calculerait, on n’aimerait plus. Comme la vertu est un sacrifice, c’est-à-dire une immolation de tous les intérêts, un effacement de toutes les raisons, et une abolition de tous les mobiles, devant un commandement intérieur qui ne donne pas de raisons ; de même le patriotisme, loin qu’il soit une association du moi au tout pour en tirer profit, est une absorption du moi dans le tout sans autre but que le sacrifice. C’est dans ces conditions seules qu’il est puissant et fécond, qu’il fonde quelque chose de vivant, et, non une banque, mais une patrie. — Or un patriotisme de cette sorte est impossible en démocratie. Le fond de la démocratie est égoïsme; il est souci continuel de ne pas être sacrifié, de ne pas être dupe, de limiter,