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doivent le jour à des circonstances semblables, elles lui étaient sans doute demandées par les particuliers ou par les villes, et il est probable que de quelque manière elles figuraient dans la cérémonie[1].

Elles ont donc cet intérêt pour nous de conserver quelque souvenir de ces fêtes et de nous faire deviner en quelle disposition d’esprit se trouvaient ceux qui les célébraient. On y voit, à ce qu’il me semble, comment à ce moment les saints prenaient la place de ces petites divinités domestiques et locales qu’on aimait tant, qu’on priait de si bon cœur dans les religions antiques. Elles étaient tout à fait voisines de l’homme, mêlées étroitement à sa vie intime, et lui semblaient plus prêtes que les autres à l’écouter et à l’exaucer. Cette familiarité les lui rendait plus chères que ces grands dieux de l’Olympe, qu’on ne voyait que de loin, à travers la foudre et l’éclair. Je m’imagine que les pauvres gens, quoique devenus chrétiens sincères, devaient garder au fond de l’âme quelque souvenir et quelque regret de leurs petits dieux, protecteurs de la ville et du foyer, qui peuplaient si bien l’intervalle entre la terre et le ciel. Les saints se glissèrent dans la place vide, et ils recueillirent l’héritage de leur popularité. Ajoutons que les circonstances politiques leur furent très favorables. A mesure que le pouvoir central s’affaiblissait, et que le lien, qui avait si longtemps uni le monde, devenait plus lâche, les diverses parties dont se composait l’empire commençaient à se séparer. Lentement, tristement, avec le regret de l’unité perdue et l’inquiétude d’un avenir obscur, la Gaule, l’Espagne, privées du secours des légions, forcées de se défendre et de se suffire, se remettaient en possession d’elles-mêmes. Le culte des saints locaux fut une des formes de ce réveil national ; ils jouèrent, dans cette crise, le rôle des anciennes divinités topiques qui étaient l’âme de la cité. Leurs fêtes, qui réunissaient les habitans d’un même pays, donnaient à tous un sentiment plus vif de leur confraternité. Dès qu’un danger les menace, nous voyons les villes se serrer autour de leur saint : on compte bien qu’ils préserveront leurs compatriotes des fléaux et de l’invasion ; surtout on ne doute pas qu’ils n’intercèdent pour eux au dernier jugement et ne leur obtiennent alors la bienveillance du Christ. Dans une de ses plus belles hymnes, Prudence représente ce jour terrible : il nous montre le juge suprême, « porté sur une nuée en flamme, et qui se prépare à peser les nations dans sa juste balance, » tandis que chaque cité

  1. On pourrait conclure de quelques passages de ces hymnes, surtout de la fin de la sixième, que quelques-unes ont été lues dans l’église, pendant la cérémonie. Nous savons, en effet, qu’on y lisait les actes des martyrs pour l’édification des fidèles. Ces hymnes de Prudence pouvaient en tenir lieu : ce sont des actes véritables, un peu plus développés que les autres.