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C’est aux ingénieurs anglais que les propriétaires de ces terrains perdus doivent adresser leurs plaintes. Ils savaient pourtant, par un exemple récent, que des innovations irréfléchies avaient causé déjà de grands désastres. Ils n’eussent pas dû ignorer qu’en dix ans, en raison de la reconstruction du canal Ismaïliah par des ingénieurs français et égyptiens, les terres du Wady de Tell-el-Kébir, les plus fertiles de l’Egypte, avaient été changées en sel, comme le fut la femme de Loth[1].

Autrefois, le canal d’Ismaïliah, comme celui de Joseph et tous les autres canaux d’Egypte, servait à l’arrosage et au drainage des terres du Wady ; on puisait de l’eau dans le canal, pour arroser et l’eau retournait au canal : il en était ainsi du temps des Pharaons ! Les ingénieurs de la compagnie de Suez, d’accord avec ceux du gouvernement, égyptien, voulant agrandir le canal d’Ismaïliah afin de fournir plus d’eau à la province et aux villes de Port-Saïd, Ismaïliah et Suez, qui en réclamaient, pensèrent que, pour le faire avec économie, il convenait de construire des berges sur le terrain naturel, avec des terres empruntées au désert qui est à côté et qui longe le Wady. Le plan d’eau du canal devait en être élevé d’autant. Ces ingénieurs avaient cru, et cela de la meilleure foi du monde, faire un travail utile à la province et avantageux aux propriétaires. Ceux-ci, sans machine coûteuse, simplement par des prises d’eau, ménagées exprès pendant la reconstruction, croyaient avoir la facilité de couvrir leurs propriétés d’une eau fertilisante. L’expérience a été désastreuse ; l’eau, au lieu de revenir à son point de départ, s’est évaporée. Les terres se sont salées, et les fellahs ont dû abandonner leurs champs en voyant qu’il y avait pour eux impossibilité de les cultiver. Quelques palmiers qui avaient héroïquement résisté ont fini par couvrir le sol de leurs ramures desséchées. Ce sol si noir, ce limon du Nil qui donne une si triste teinte aux villages égyptiens, est devenu d’un jaune de sucre cristallisé, et le marais aux émanations mortelles a succédé aux champs fertiles.

Dans la Moyenne-Egypte, entre Siout et Benisouet, la création du grand canal l’Ibrahimieh n’a pas donné encore des résultats aussi déplorables, mais on est sur la voie pour y arriver. A Beyrouth, à 60 kilomètres au nord de la prise d’eau, on a construit un barrage avec quatre portes pour diviser le partage des eaux de l’Ibrahimieh entre quatre canaux : l’un, qui est appelé le Bohor-Yousouf ou canal de Joseph, alimente l’oasis du Fayoum, et

  1. L’étendue de l’espace que le sel a déjà rendu stérile est de 22,000 feddans ou 5,240 hectares.