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Quelques secondes s’écoulèrent avant que la flamme brûlât tranquillement, sans trop vaciller derrière sa paroi protectrice, et qu’il se fît une clarté suffisante dans un espace de trois pas.

Dans le cadre noir de la nuit, je vis alors se dessiner un seul point pâle, rien qu’une figure sans corps, celle du portrait avec ses sombres yeux légèrement rougis, avec sa belle bouche aux traits fatigués, avec sa chevelure nuageuse.

Et la tête vivait, des yeux, une âme me parlaient, et j’entendis distinctement les paroles suivantes sortir de ses lèvres : « Je voudrais voir le docteur Irnerius. »

VIII.

— Je voudrais voir M. le docteur Irnerius. S’il dort, éveillez-le, répétèrent les lèvres.

La figure se détacha du fond noir ; un corps enveloppé d’une grosse pelisse suivit, et une belle fille, grelottante, échevelée, se dressa dans le cercle vaporeux de ma bougie.

Je m’éveillai. Ce n’était pourtant plus un rêve. Ce n’était pas non plus de la folie. Ce n’était pas un conte de revenans. Ce n’était pas une tête parlante, sans torse. Voici bien ma bougie, voilà bien l’escalier, et, devant moi, une jeune fille, l’original vivant du portrait de là-haut.

Belle, frissonnante, une capote noire passée sur sa chevelure dorée, enveloppée d’une vieille pelisse noire, garnie et fourrée de zibeline, ses yeux attachés sur moi, grands et interrogatifs, ses sourcils sombres froncés avec une expression d’impatience, elle avait fermé la porte pour se garer du courant d’air.

— Est-ce que vous m’avez compris ? dit-elle d’un ton plus élevé en fronçant encore plus ses sourcils, pendant qu’une petite main blanche, sortie du vêtement de fourrure noire, secouait mon bras immobile.

— M. le docteur n’est plus ici, lui répondis-je enfin.

Je savais que je le disais, mais je ne m’entendais pas moi-même ; je n’entendais que mes pensées s’agitant en désordre. Je vis aussi que la figure se transformait douloureusement et qu’elle parlait ; je compris qu’elle demandait quelque chose, mais je n’entendis pas ce que c’était. Dans mon cerveau troublé résonnaient ces paroles : « Quand la figure de ce portrait se présentera à toi, vivante, en prononçant mon nom, l’heure sera venue d’ouvrir mon testament et d’exécuter ce qu’il t’ordonne. »

Enfin le calme rentra dans mon esprit, et je n’eus plus qu’une