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d’une manière tout extérieure, par convenance, par respect humain, par usage mondain ou calcul politique, mais qui n’y apportent aucun sentiment intérieur, aucune foi véritable. Il y a là, en effet, un mal plus grave peut-être que l’athéisme, et Bossuet le dénonçait déjà en ces termes dans l’un de ses sermons : « Je prévois, disait-il, que les libertins et les esprits forts pourront être discrédités, non par aucune horreur de leurs sentimens, mais parce qu’on tiendra tout dans l’indifférence, excepté les plaisirs et les affaires. » Pascal dénonçait le même mal en termes bien plus énergiques encore dans ce passage célèbre des Pensées : « Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs et qui n’épargnent rien pour en sortir. Mais pour ceux qui passent la vie sans songer à cette dernière fin de la vie et qui, par cette seule raison qu’ils n’éprouvent pas en eux-mêmes des lumières qui les persuadent, négligent d’en chercher ailleurs, je les considère d’une manière toute différente. Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit ; elle m’étonne et m’épouvante. C’est un monstre pour moi. »

Cependant, quelque grave que soit, pour la religion, le mal de l’indifférence pratique, ce n’est pas là l’objet de l’ouvrage de Lamennais ; et, en effet, on se représenterait difficilement sur ce sujet un ouvrage en quatre volumes ; c’est le texte d’un sermon, mais non d’un livre. Lamennais signale, à la vérité, ce mal dans son introduction, dans la préface de son ouvrage, et il s’y arrête surtout dans la deuxième partie du premier volume ; mais ce n’est pas son objet principal : cet objet est tout autre. Il s’agit pour lui de combattre non l’indifférence pratique, mais l’indifférence dogmatique, systématique, l’indifférence voulue et réfléchie d’opinion et de doctrine ; et encore faut-il ici l’entendre dans un certain sens qui n’est pas le sens apparent. En effet, on peut concevoir une doctrine dont le sens serait, par exemple, que nous ne pouvons rien savoir sur tout ce qui dépasse le domaine de l’expérience, c’est-à-dire sur les causes et sur les fins ; que le mieux, par conséquent, est de ne pas s’en occuper, et d’écarter toute recherche métaphysique et théologique : voilà la véritable indifférence systématique en matière de religion. Nous connaissons cette doctrine ; c’est celle que l’on appelle aujourd’hui le positivisme, mais elle n’existait pas à l’époque où fut écrit l’Essai sur l’indifférence. L’abbé de Lamennais ne pouvait en avoir connaissance, et même il n’en a jamais eu connaissance. L’école positiviste a toujours été ignorée de lui, même à l’époque où, beaucoup plus tard, il aurait pu la côtoyer et la rencontrer chez des amis communs.