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époux vieillis. Il en est même qui ont poursuivi leur influence funeste jusqu’après la mort du grand homme. Pour une veuve que guidait une piété conjugale sincère, combien en est-il qui, pour se tailler à elles aussi leur part de renommée, ont vidé les cartons de la succession, exhumé des pages de jeunesse, des pensées décousues, des notes hâtives, des souvenirs épars, ont lié toute cette défroque avec une prose de leur façon et ont montré complaisamment au public ce que cachait d’hésitations, de procédés, de travail pénible et incertain, de contradictions même, une pensée qu’on croyait abondante, sûre d’elle-même et de plein jet !

La femme qui associa sa vie à la destinée orageuse de François-René de Chateaubriand ne peut rentrer dans aucune des précédentes catégories. La façon tout originale dont elle interpréta son rôle d’épouse de grand écrivain m’a paru offrir quelque intérêt ; je vais essayer de le l’aire ressortir dans les pages qui suivent.

Pour tracer le portrait de la vicomtesse de Chateaubriand, nous avons d’abord les témoignages des contemporains, et, en première ligne, ceux que Chateaubriand lui-même a portés sur elle dans ses lettres et dans les Mémoires d’outre-tombe. Nous avons, en outre, pour connaître de plus près cette femme distinguée, des productions directes de son âme et de son esprit, c’est-à-dire sa correspondance avec Joubert[1] et quelques souvenirs notés en forme de Mémoires[2].


I.

Céleste de La Vigne-Buisson, vicomtesse de Chateaubriand, descendait d’une famille appartenant à la petite noblesse de Bretagne[3]. Elle avait une sœur plus âgée qu’elle, qui épousa le

  1. P. de Raynal, les Correspondans de Joubert, 1 vol. in-18 ; Calmann Lévy. Paris.
  2. G. Pailhès, Mémoires inédits de Mme de Chateaubriand, 1 vol. in-8o ; Féret. Bordeaux.
  3. l’anoblissement des La Vigne-Buisson était de date très récente, ainsi qu’en fait foi le document suivant, dont je dois l’indication au grand généalogiste breton, M. Pol de Courcy : « Extrait des registres des mandemens adressés à la chambre des comptes de Nantes, t. LV. — Anoblissement de Jacques-Pierre-Guillaume Buisson de La Vigne, ancien capitaine de vaisseau de la compagnie des Indes, chevalier de Saint-Louis : mai 1776. — « Règlement d’armes : d’argent à une fasce de gueules, chargée de trois étoiles d’argent et accompagnée du chef d’une ancre de sable. » — L’anobli de 1776 eut pour fils Alexis-Jacques de La Vigne, qui fut le père de Mme de Chateaubriand. »