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comme Johnson, ni même les protecteurs faciles. La nature seule fut coupable de ses malheurs. En même temps qu’elle le douait des plus rares qualités poétiques, elle déposait en lui un germe morbide qui devait les stériliser et lui créer une des destinées les plus ingrates qu’il y ait eues dans le monde des lettres. J’entends bien l’objection : Eh! quoi donc, la maladie crée-t-elle un droit au titre de talent malheureux? J’aurais cru que c’était là une de ces fatalités qui pèsent indistinctement sur tous les hommes. — A ceux qui parleraient ainsi, je me contenterai d’observer que notre Jean-Jacques est assez justement classé parmi les talens malheureux, et que, cependant, sa seule infortune véritable fut l’hypocondrie. Mais cette néfaste hypocondrie, quelles qu’aient été ses conséquences, n’empêcha en rien sa victime de donner au moins l’entière mesure de son génie ; elle pervertit tout, peut-être, elle ne détruisit et ne stérilisa rien. Il n’en fut pas de même pour le petit William Collins. Le germe maladif qu’il portait en lui le condamna toute sa vie à une brièveté et à une intermittence d’inspiration absolument singulières, en même temps qu’il créait un état d’incertitude, d’irrésolution et d’agitation inquiète qui le rendait incapable de se fixer sur rien pendant huit jours. Il ne fut donc jamais poète que par échappées, et par échappées de quelques minutes et à des intervalles vraiment faits pour étonner. Ceux-là seuls qui étaient assez près de lui pour le voir pendant ces échappées eurent occasion de reconnaître son mérite ; c’est dire que le nombre en fut petit, et que le sentiment qu’il leur inspira fut plutôt celui d’une affectueuse compassion que d’une sérieuse admiration. L’amitié littéraire, d’ailleurs, est de nature si délicate, qu’elle ne va jamais sans une pointe de scepticisme lorsqu’elle ne sent pas son objet appuyé par le grand nombre, et le pauvre Collins eut probablement à souffrir plus d’une fois de ces doutes de l’amitié plus cruels que la complète indifférence. Parlant de notre poète, ce critique d’une si charmante érudition, Isaac d’Israeli, compare la souffrance qui résulte de cette persistance d’obscurité pour un être fait d’imagination et de sentiment à ce que serait pour un homme ordinaire la sensation d’être enseveli vivant ; et, par cette comparaison heureuse, il a exprimé en toute justesse la nature vraie de la fatalité qui pesa sur Collins.

« Il ne vivra pas, » dit une fois un médecin, en examinant un enfant qu’il venait d’aider à entrer dans le monde. En dépit de ce pronostic, l’enfant sortit victorieux des maladies innombrables du premier âge. « c’est égal, il ne vivra pas, » répéta le médecin pessimiste. L’enfant grandit, devint homme, se maria, eut de nombreux rejetons, et à chacune des phases de son existence, le têtu médecin s’obstina dans son oracle lugubre, en dépit des démentis qu’il recevait.