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pour diverses causes, loin d’être en rapport avec le développement des écoles. Quant aux villageois qui vraiment lisaient, c’était une très petite minorité. On est déjà surpris de voir Du Fail nommer certains ouvrages, un peu forts, ce semble, pour une clientèle villageoise. Les Fables d’Ésope? M. de La Borderie l’admet en alléguant le succès d’une traduction nouvelle très répandue et le goût pour les récits qui faisaient parler et agir les animaux. Le Roman de la rose? N’est-ce pas déjà une lecture qui exige plus de culture intellectuelle? Mais le livre était très populaire, et il n’est pas invraisemblable qu’un villageois un peu lettré pût se complaire dans la lecture de ce poème allégorique et satirique, assez en rapport avec l’esprit des paysans sensibles à la fois aux fictions et aux goguenardises. Pourtant l’interpolateur de 1548 (cet affreux interpolateur contre lequel M. de la Borderie n’a pas trop d’anathèmes) ne s’est-il pas ici encore donné d’étranges licences en chargeant la liste des livres qu’étaient censés lire les pauvres ruraux? Je ne les nommerai pas ; mais l’éditeur, quoique favorable à l’opinion qui affirme la connaissance et le goût de la lecture, en fait bonne justice.

Les conditions de l’agriculture et les détails sur la vie matérielle des paysans tiennent moins de place que les remarques morales. J’ai fait entendre que ceux qui sont mis en scène par Du Fail appartiennent en général à la classe moyenne. Ils ont un petit bien. Ils ont leur indépendance et leur franc parler. Du Fail ne parle guère des ouvriers ruraux que pour signaler des défauts dont nous nous plaignons aujourd’hui. Il nous fait assister aux lenteurs calculées de ces « journaliers auxquels on a beau dire : hastez-vous, enfans, depeschez ; c’est pour néant ; si tireront-ils l’ouvrage hors selon la volonté du maistre, mais suyvront la leur, qui est de faire venir leurs journées au poinct qu’ils auront comploté. »

La manière moitié sérieuse, moitié comique dont Du Fail nous parle des rapports des propriétaires et des fermiers, en donne une idée qui nous paraît frappante de vérité. Il s’en dégage quelques sages conseils sur la stabilité des contrats. Olivier de Serres ne tiendra pas un autre langage. pour recommander aux possesseurs de terres de ne pas changer leurs fermiers à la légère. Il nous dit « qu’il n’est que lier son droit à l’herbe qu’on congnoist, et qu’il ne faut changer les anciens serviteurs. » Il n’y met pas pourtant la même simplicité que l’auteur du Théâtre de l’agriculture s’adressant aux propriétaires de domaines. Il veut qu’on use de finesse : au moins en fait-il la supposition, sans doute par jeu d’esprit, dans ces récits fictifs ; car rien ne donne à croire qu’il ait agi de la sorte pour son propre compte. Toujours est-il qu’il lui