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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/180

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bonté, c’eût été sans doute une délivrance ; mais céder sans savoir pourquoi, sans même qu’on le lui demandât, sans qu’on parût y tenir, sans être averti autrement que par des intermédiaires dont le langage était vague et hésitant, c’était une sorte d’humiliation qu’un saint Bernard eût peut-être été capable d’accepter, mais qu’un homme qui n’était qu’homme n’avait pas le courage de s’imposer à lui-même.

Cependant Lamennais fut reçu par le pape, et il reconnaît qu’il le fut avec bonté ; mais pas un mot ne fut dit, aucune explication ne fut demandée, aucune ne fut donnée. Dans cette audience, qui dura un quart d’heure, le pape ne voulut parler que d’art ; il montra à Lamennais une statuette de Michel-Ange, en lui disant : « Reconnaissez-vous la griffe du lion ? » Puis, après quelques mots du même genre, dans lesquels le pape éluda toute allusion à la question en litige, il lui dit : « Adieu, monsieur l’abbé[1]. » Cette courte et froide réception fut tout ce que Lamennais put obtenir. L’ambassade avait échoué. Lamennais resta encore quelque temps à Rome ; ses amis Lacordaire et Montalembert partirent les premiers. Il attendait toujours une réponse, un examen. Cette réponse arriva enfin sous une forme indirecte, mais, il faut le dire, sous la forme la plus maladroitement malheureuse que l’on eût pu choisir. La papauté eût voulu de gaîté de cœur provoquer un schisme qu’elle ne s’y fût pas prise autrement. Ce fâcheux incident fut le Bref aux évêques de Pologne. Pour bien comprendre combien ce bref a pu contribuer à arracher de l’âme de Lamennais les derniers vestiges d’amour et de respect qui y restaient encore pour la chaire pontificale, il faut se transporter à cette époque, se mettre au diapason des sentimens d’alors ; il faut se rappeler quelle était alors la sympathie ardente du public libéral européen pour la cause de la Pologne. Elle représentait une nation écrasée, une patrie détruite, violemment spoliée et violemment maintenue dans la servitude ; elle représentait, en outre, la cause de la liberté religieuse, de la liberté catholique. La cause de la Pologne n’était donc pas la même que celle du libéralisme en général ; ce n’était pas une cause révolutionnaire. Elle représentait deux choses, que l’église elle-même avait toujours déclarées inviolables : la patrie et la religion. Ces deux causes avaient triomphé en Belgique, et le succès avait obtenu l’adhésion de la cour de Rome. La Pologne était vaincue, écrasée

  1. Ce récit est emprunté à l’abbé Ricard, que nous avons lieu de croire bien informé (l’Ecole ménaisienne) : d’après le même auteur, le pape aurait offert à Lamennais une prise de tabac : « l’abbé accepta en maugréant, dit l’abbé Ricard, et en se disant qu’il n’était pas venu là pour priser. »