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attachés à Rome ayant été écartés, on fit demander, en 1875, par des adresses du clergé et des laïques, la réunion à l’église mère. Beaucoup de signatures ainsi enregistrées n’avaient été obtenues que par la ruse ou la force. Le retour à l’orthodoxie, accompli par le comte Tolstoï et le prélat Popief, ressemblait à un escamotage. S’il tenait à détruire le rite grec uni, le gouvernement en eût pu laisser les derniers adhérens passer au rite latin. Au lieu de cela, il a prétendu faire entrer tous les uniates en bloc dans l’orthodoxie, effectuant cette annexion religieuse à la manière d’une annexion politique, sans même accorder aux intéressés le droit d’option.

Des milliers d’uniates ont refusé d’accepter l’acte qui les liait officiellement à l’église dominante. On a employé contre eux tous les procédés imaginés contre les protestans par Louvois, y compris les garnisaires cosaques, et cela au déclin du XIXe siècle, sous un prince justement réputé pour son humanité. Amendes, incarcération, fustigation, confiscation, déportation, torture, tout, sauf l’échafaud, a été mis en œuvre[1]. Les prêtres réfractaires ont été destitués et exilés. Plusieurs centaines de laïques ont été déportés, les uns dans la province de Kherson, les autres dans celle d’Orenbourg, aux confins de l’Asie. Ceux qui n’ont pas voulu apostasier y sont encore. Les familles ont souvent été séparées, le père interné dans une contrée, la femme ou les fils dans une autre. Les terres de ces rebelles ont été séquestrées ou vendues à l’encan. Pour les anciens uniates demeurés au pays, ils sont mis à l’amende, s’ils ne vont célébrer les fêtes orthodoxes ou recevoir les sacremens de la main du pope. Leur église est abolie et l’église latine leur est interdite. Il leur faut, pour leurs besoins religieux, aller à la fontaine officielle ; peu importe que les eaux leur en semblent empestées, il leur est défendu de boire à la source voisine, la seule qu’ils croient pure.

Un grand nombre préfèrent se passer de tous sacremens. Un de mes amis, un Russe orthodoxe, a vu une femme briser la tête de son nouveau-né contre un mur, plutôt que de le laisser baptiser par le pope. Ailleurs, des parens se sont asphyxiés avec l’enfant qu’on voulait baptiser de force. S’ils ne peuvent échapper au baptême schismatique, beaucoup préfèrent, au mariage orthodoxe, le concubinage légal. Ils vont, au loin, se faire marier, secrètement, par un prêtre de Galicie ; leurs enfans restent bâtards. M. Pobedonostsef constatait froidement que, dans le seul gouvernement de Sieldce, il

  1. Les consuls anglais, MM, Mansfield et Webster, ont décrit ces procédés de conversion dans des rapports de 1874 et 1875, insérés au Blue Book. Le silence avait été enjoint à la presse de Russie.