Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/133

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’on nomme un tempérament continental, c’est-à-dire qu’on y gèle en hiver et qu’on y cuit en été. Chacun avouera qu’il est contrariant, lorsqu’on habite entre l’Adriatique et la mer Egée, de ne connaître ni les brises rafraîchissantes, ni les tièdes haleines de ces flots bleus qui ont bercé le monde antique, ni le parfum des orangers, ni les chansons des matelots. Tout cela meurt dans l’air à quelques pas du rivage, ou s’éparpille en soupirs affaiblis.

Elle est en effet bien rude, cette barrière de roc qui s’élève entre l’intérieur et la douce Dalmatie. On l’aperçoit à peine d’ici, mais nous pouvons donner un nouveau coup d’aile et la franchir à vol d’oiseau. Ce ne sont que murailles à pic, longs et sévères défilés, promontoires déchiquetés, avalanches de pierres croulantes, blocs cyclopéens semés d’ajoncs et de genévriers. Tout y est brûlé, gris, à peine coloré par les mousses aux reflets de bronze. Quelques maigres troupeaux y cherchent une maigre pâture, sous la garde de bergers aussi noirs que le sol, et qui se tiennent debout parmi les éboulemens comme des statues calcinées. Telles sont les crêtes qui séparent les verdures sombres de Bosnie des verdures claires du littoral, le pays des sapins et des hêtres, du pays des oliviers. Véritablement je me ferais conscience de séjourner sur ce sol ingrat. La lumière verticale de midi nous aveuglerait. La beauté enchanteresse du climat ferait encore ressortir cette morne désolation. La nature nous paraîtrait tantôt cruellement ironique, tantôt inutilement prodigue, lorsqu’elle verse à pleines mains ses rayons les plus vivifians, ses caresses les plus persuasives sur des tas de cailloux, et qu’elle embrasse dans une vaine étreinte un sol qui ne peut pas fleurir. Peut-être même douterions-nous de la Providence, si nous ne savions que ses voies sont impénétrables ; qu’il lui plaît de varier la forme des êtres, de communiquer aux uns toute l’énergie d’un système simple et logique, et de placer au contraire la force des autres dans une complication qui les rend capables d’une très longue résistance.

Tout le monde connaît l’histoire de l’homme qui avait perdu son ombre. Ce malheureux était réellement digne de pitié. Privé de cette compagne fidèle, il doutait de sa propre existence. Mais quel cauchemar si l’un de nous perdait son centre de gravité ! Je ne parle pas d’un simple dérangement d’équilibre : cela est trop commun ; mais de l’impossibilité où nous serions tout à coup de régler nos mouvemens selon les saines lois de la pesanteur. Il existe, en médecine, une maladie de ce genre qu’on nomme ataxie. Vos membres ne vous obéissent plus : chacun d’eux se gouverne à sa guise. Ils cèdent à des impulsions dont l’origine vous échappe. Vous ordonnez à votre jambe d’aller à droite : elle se précipite à gauche. Vous voulez