Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/147

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la poussière, l’œuvre d’une piqûre qu’une guêpe y avait faite dès longtemps, c’est-à-dire la précipitation affamée de mon estomac a détruit l’agréable illusion de mes yeux, et comme un enfant j’ai blessé mon palais curieux avec le vernis brillant d’une poupée qui ne m’avait été donnée que pour en faire un jeu, c’est-à-dire je me suis laissé lier les ailes de l’amour avec les chaînes de l’hymen, ou, pour parler au figuré, une métamorphose à rebours condamne le papillon, cet hôte ailé des fleurs, au destin de la chenille paresseuse qui, tout le long de sa vie, ronge la même feuille; c’est-à-dire, enfin, la fièvre brûlante a été éteinte par cette eau dont elle était si assoiffée. » Les parenthèses : pour parler plus laconiquement, pour parler au figuré, venant faire un pied de nez au lecteur pendant que l’insupportable bavard devient de plus en plus prolixe et qu’il ne cesse pas de prodiguer les métaphores, rappelleraient le gaadent brevitate modérni (les modernes aiment la brièveté) du discoureur Bridoye dans Rabelais, s’il n’y avait pas cette grande différence que Bridoye est comique, c’est-à-dire naïf et sérieux, tandis que l’illogisme de Jean-Paul s’égaie toujours dans la conscience qu’il a de lui-même. Ce n’est donc point ici du comique, c’est de l’humour, et ce genre d’absurdité voulue et clairvoyante serait plutôt comparable à certaines autres fantaisies, moins bonnes, de Rabelais, telles que celle où il nous montre Caresmeprenant faisant toutes choses à rebours, se baignant sur les clochers et se séchant dans les rivières. Un humoriste allemand, Lichtenberg, a imaginé une liste de contradictions du même goût : c’est un catalogue d’objets à vendre aux enchères, dans lequel on voit des bouteilles de Madère d’Islande, un baromètre qui annonce toujours le beau temps, un couteau sans lame auquel manque le manche, etc.

Jean-Paul, qui avait lu toutes sortes de livres, connaissait nos classiques et leurs imitateurs du XVIIIe siècle ; il avait remarqué le caractère de noblesse que donne au style de la grande école française l’emploi des termes généraux, et il avait beaucoup médité sur le fameux conseil de Buffon aux écrivains, non pour le suivre, mais pour en prendre le contrepied. L’humour étant, par excellence, le dissolvant de tout ce qui est sérieux et grave, de tout ce qui est grand ou sublime, est ennemi ne de la noblesse du style. Son principe inspirateur est ce que Jean-Paul, dans sa Poétique, appelle « l’idée anéantissante, » autrement dit le sentiment de l’universelle vanité, et sa méthode consiste à rapetisser tout ce qu’il exprime, en affectant de choisir les vocables les plus individuels, les plus techniques, les plus concrets; car les termes généraux ennoblissement, mais le mot propre ridiculise. Genou est plus général que rotule, et tomber à genoux est une expression pleine de grâce et de noblesse; mais si je dis d’un homme qu’il s’est mis