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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/463

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le faisaient, jeunes filles ; et, à ce jeu périlleux plus d’une succombe, le respect des autres ne la défendant plus contre sa propre faiblesse.

Ces dangers sont plus sensibles encore dans les boarding houses, très nombreux à New-York et où s’installent, à meilleur compte qu’à l’hôtel, les jeunes couples disposant de ressources plus limitées. Ils y louent une chambre, prennent leurs repas et se réunissent dans des salons communs. M. Claudio Jannet, qui ne ménage pas aux Américains ses sévères appréciations, signale, dans son remarquable ouvrage sur les États-Unis contemporains[1], les graves inconvéniens de ce mode d’existence. «Dix, douze, quinze familles vivent ainsi réunies au hasard sous le même toit. Il n’est pas besoin d’insister sur les désordres qui naissent d’une pareille promiscuité. Pour que des familles l’acceptent, il faut qu’elles aient déjà perdu, avec le respect du foyer, la notion des délicatesses de la vie conjugale et des devoirs de la paternité. »

La cause primordiale en est d’abord la cherté de la vie dans les grandes villes et l’impossibilité de se procurer, à un prix raisonnable, des domestiques sachant leur métier, puis l’idée de luxe indissolublement associée à celle de respectability. Par un singulier contraste, autant ce besoin de luxe est inné chez la femme américaine, préoccupée des apparences, autant il l’est peu chez l’homme, indiffèrent aux dehors, soucieux de la réalité. Il aime l’argent et consacre à l’acquérir toutes les forces de son énergie, toutes les facultés de son esprit, parce que l’argent c’est la marque tangible et visible du succès ; mais, pour lui-même, il en use peu et lui demande peu. C’est elle qui est son luxe, comme elle est sa machine à dépenser, et, tout millionnaire qu’il puisse être, sa vie est une vie d’incessant labeur, d’écrasantes préoccupations. En revanche, on se ferait difficilement l’idée du faste que déploie, dans son palais de la cinquième avenue, la femme de cet opulent banquier, de ce grand négociant que ses allures simples, sa mise souvent négligée feraient prendre au premier abord pour un commerçant à peine aisé. C’est là, dans l’upper tendom, mot qui a bien perdu de sa valeur aux États-Unis, depuis l’époque où un revenu annuel de 10,000 dollars était considéré comme la fortune, qu’il faut voir, dans son véritable cadre, la femme américaine.

C’est, le plus souvent, à sa beauté, à son art discret de charmer et de retenir, à cette faculté de discernement qui lui a fait choisir l’homme capable de lui conquérir la haute situation qu’elle ambitionne, qu’elle doit d’y figurer. Ils ont, elle et lui, leur domaine

  1. 2 vol. in-16 ; Plon, Nourrit et Cie.