Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/214

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

valaient trois ou quatre fois ce que nous en avions donné, comme mistress Tweazle a coutume de dire à son mari quand elle revient du marché. Assurément, nous ne pouvions faire une plus belle provision de victoires à des prix plus favorables. Malheureusement, je l’avoue avec tristesse, nous avons emprunté l’argent avec lequel nous les avons achetées, et il s’agit maintenant de les payer. Ces victoires funestes, ces maudites victoires, nous ne pouvons plus nous en défaire, et nous chercherions en vain à les repasser à quelqu’un. Un homme peut-il se défaire de sa femme quand une fois il a eu le bonheur de se mettre sur les épaules ce gracieux fardeau ? » C’est ainsi qu’il racontait l’histoire, et ceux mêmes qui l’accusaient de débiter des fables ne pouvaient disconvenir qu’elles ne renfermassent une part de vérité.

Le porc-épic de Farnham représentait aux peuples qu’ils ne sont jamais assez riches pour payer leur gloire, et il démontrait aux particuliers que la vanité est la pire des passions, parce qu’elle est la plus coûteuse. Vinet préférait infiniment la morale de Cobbett à celle de Franklin : « L’Avis aux jeunes gens, écrivait-il, est un de ces livres d’où s’exhale je ne sais quoi de semblable à la senteur salubre et fortifiante des pins ou des mélèzes dans les forêts de mon pays. Arbre à l’écorce rude, à la sève résineuse et fortement aromatique, aucune violence n’a courbé son front, aucun ver ne ronge sa moelle ; des racines aux rameaux, du tronc jusqu’aux feuilles, qui sont des épines, tout est robuste, tout est sain. » Il ne reprochait à cet arbre vigoureux que de tirer toute sa vie de la terre et de ne rien devoir au ciel, il entendait par là que la sagesse tout humaine de Cobbett n’avait rien emprunté au christianisme. Cette sagesse très bourgeoise n’avait rien emprunté non plus à la philosophie. Où donc Vinet prenait-il que l’auteur des Avis eût une générosité naturelle qui manquait à Franklin, et que sa morale fût beaucoup plus élevée que la Science du bonhomme Richard ? Cobbett était un ascète, si l’on veut, qui, dans une vue d’utilité, avait appris à se priver volontairement et à se passer de beaucoup de choses. Ce moraliste austère mettait l’ascétisme au service de l’intérêt, et on connaît des avares qui, sans être des moralistes, sont encore plus austères que lui.

Rousseau voulait que son Emile, dans quelque situation que le plaçât la fortune, fût au-dessus de sa destinée, et il lui enseignait que la première des sciences est « de savoir quitter l’état qui nous quitte et rester homme en dépit du sort. » Cobbett, lui aussi, voulait que ses disciples fussent des hommes ? mais il posait en principe que, pour être un homme, il faut être indépendant, que pour être indépendant, il faut être maître quelque part, que pour être maître, il faut avoir des écus, et il n’est guère question dans sa morale que des moyens de devenir homme en acquérant une honnête aisance. Pauvre diable sans sou ni