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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/215

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maille, qui rêves de devenir un jour l’heureux possesseur d’un champ et de la chaumière idéale, sois sévère à toi-même, impitoyable pour tes plaisirs : ; ne perds jamais une minute, ne dépense jamais inutilement un liard, sacrifie tes fantaisies à tes projets, mortifie tes passions, comme un moine. As-tu mis quelques sous de côté, occupe-toi de les garder. Fuis les divertissemens coûteux du cabaret et la société plus coûteuse encore des prostituées, méprise les cartes et les dés, la pipe et la bouteille, et refuse-toi toutes les friandises ainsi que les boissons chaudes, dont l’usage le plus modéré fait toujours perdre du temps. Et selon sa coutume, se donnant en exemple, Cobbett nous apprend que pendant un séjour de quelques semaines à Londres, il se nourrissait un jour de gigot rôti, le lendemain de gigot froid, le surlendemain de gigot en hachis, après quoi il recommençait. Il nous apprend aussi que durant toute sa vie, tous les repas compris, il n’est jamais resté dans une journée plus de trente-cinq minutes à table.

Cette fois, nous voilà bien loin de Rousseau. Il ne craignait pas de perdre son temps, le petit bourgeois déclassé qui sans goût de son état, mécontent de tout et de lui, dévoré de convoitises sans objet, soupira le premier sans savoir de quoi, et qui assis sur une grosse pierre, près de Clarens, passait des heures à regarder ses larmes tomber une à une dans un lac. Ajoutez que ce rêveur ne méprisait pas les lippées, que si courtes que fussent ses finances, il faisait des folies. Que devait penser Cobbett en lisant ces lignes : « Je me couchai voluptueusement sur la tablette d’une sorte de niche ou de fausse porte enfoncée dans un mur de terrasse. Un rossignol était précisément au-dessus de moi. Je m’endormis à son chant ; mon sommeil fut doux, mon réveil le fut davantage. Il était grand jour ; mes yeux, en s’ouvrant, virent l’eau, la verdure, un paysage admirable. Je me levai, me secouai ; la faim me prit, et je m’acheminai gaiment vers la ville, résolu de mettre à un bon déjeuner deux pièces de six blancs qui me restaient. J’étais si gai que j’allais chantant tout le long du chemin. » Encore un coup, qu’en pensait Cobbett ? Mais Rousseau n’était pas un ascète utilitaire. Dans ce Caton sentencieux, si puissant en raisonnement, si inconséquent dans sa vie, il y avait un épicurien, et cet épicurien, qui possédait le don de magie, avait trouvé l’art de mêler des imaginations à ses moindres plaisirs, des songes à toutes ses sensations, et il ornait tout de ses chimères. S’il a inoculé à la poésie moderne ses immortelles mélancolies, il lui enseigna aussi l’ivresse des désirs infinis, les divins tourmens dont elle fait ses délices, une musique toute nouvelle et des fêtes inconnues jusqu’à lui.

Cobbett, qui goûtait peu Malthus, engageait les pauvres diables à se marier, et il ne leur défendait pas d’avoir des enfans. Il avait décidé que les vieux garçons ne sont libres de soins que dans les chansons