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ce qui est nouveau. C’est l’état permanent, c’est la fatalité de l’Europe depuis des années.

Ce qui en sera de cette paix plus désirée qu’assurée, à quelle heure éclatera le grand conflit dont on ne cesse de nous menacer, personne ne peut certes le dire. On peut d’autant moins le prévoir que depuis dix ans toutes les prédictions se sont trouvées démenties, que les nuages, qui devaient toujours éclater au printemps suivant, se sont invariablement dissipés. Ce qu’il y a de plus vrai, de plus sensible, c’est que pour le moment rien ne semble justifier ces paniques et ces fausses nouvelles qui ont tout récemment fait le tour de l’Europe. Sur quoi se fondent les propagateurs de paniques ? Qui prétend-on accuser de vouloir troubler le repos du monde si bien gardé par les journaux allemands et même par les journaux anglais leurs complices ? Ce n’est point assurément la France qui peut être soupçonnée de menacer la paix, de méditer quelque soudaine entrée en campagne. La France est tout entière à son Exposition, à cette somptueuse fête du travail universel qui excite peut-être quelque envie, dont on ne serait pas fâché de troubler le succès. La France est aujourd’hui à son Exposition, elle sera demain à ses élections, qui vont être aussi une affaire sérieuse pour elle ; elle n’a pas même le temps et la liberté de s’émouvoir de tous les bruits répandus en Europe. La France est d’ailleurs dans une position où elle ne peut qu’attendre et où elle ne fait que se défendre, placée qu’elle est en face des alliances qu’on ne cesse de former contre elle, comme si on voulait la cerner de plus en plus par la diplomatie et par l’accumulation des forces. La France peut être menacée, elle ne menace sûrement personne. — Les accusations sont-elles plus justes à l’égard de la Russie, qui est évidemment plus libre ? Depuis longtemps la Russie n’a pas fait un mouvement, une démonstration qui ressemble à un défi ou à une menace. Elle est restée immobile et silencieuse, veillant à sa sûreté comme à l’indépendance de sa politique, sans agitation et sans provocation. Il y a, il est vrai, ce toast de Peterhof au prince de Monténégro, cette invocation au seul « ami sincère et fidèle, » qui a un moment empêché de dormir les politiques de Berlin et de Vienne. On ne peut pourtant pas dire que le tsar a défié l’Europe et mis la paix en doute en s’alliant au souverain de quelques centaines de mille sujets perdus dans la Montagne-Noire. Le vrai grief, c’est que cet empereur Alexandre III est réellement un prince énigmatique et singulier, qui, après avoir dégagé sa politique de toutes les compromissions, entend garder la liberté de son action, qui ne se désintéresse assurément ni de ce qui se passe dans les Balkans, ni de ce qui peut arriver dans l’Occident, mais qui n’est pas pressé de se prononcer. De là, cette campagne d’impatience et de suspicion qui a été dirigée surtout contre la politique mystérieuse de la Russie, et qui ne paraît pas affecter l’empereur Alexandre dans sa tranquille impassibilité.