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des chemins but le sang innocent. À cette vue, Eunoia fut prise d’une tristesse infinie.

— Voilà donc ce que j’ai fait ! soupira-t-elle en se penchant vers le monde. Mes pauvres enfans sont plongés, par ma faute, dans la vie amère. Leur souffrance est mon crime et je veux l’expier. Dieu même, qui ne pense que par moi, serait impuissant à leur rendre la pureté première. Ce qui est fait est fait, et la création est à jamais manquée. Du moins, je n’abandonnerai pas mes créatures. Si je ne puis les rendre heureuses comme moi, je peux me rendre malheureuse comme elles. Puisque j’ai commis la faute de leur donner des corps qui les humilient, je prendrai moi-même un corps semblable aux leurs et j’irai vivre parmi elles.

Ayant ainsi parlé, Eunoia descendit sur la terre et s’incarna dans le sein d’une Argienne. Elle naquit petite et débile et reçut le nom d’Hélène. Soumise aux travaux de la vie, elle grandit bientôt en grâce et en beauté et devint la plus désirée des femmes, comme elle l’avait résolu, afin d’être éprouvée dans son corps mortel par les plus illustres souillures. Proie inerte des hommes lascifs et violens, elle se dévoua au rapt et à l’adultère en expiation de tous les adultères, de toutes les violences, de toutes les iniquités, et causa par sa beauté la ruine des peuples, pour que Dieu pût pardonner les crimes de l’univers. Et jamais la pensée céleste, jamais Eunoia ne fut si adorable qu’aux jours où, femme, elle se prostituait aux héros et aux bergers. Les poètes devinaient sa divinité quand ils la peignaient si paisible, si superbe et si fatale, et lorsqu’ils lui faisaient cette invocation : « Ame sereine comme le calme des mers ! »

C’est ainsi qu’Eunoia fut entraînée par la pitié dans le mal et dans la souffrance. Elle mourut, et les Argiens montrent son tombeau, car elle devait connaître la mort après la volupté et goûter tous les fruits amers qu’elle avait semés. Mais, s’échappant de la chair décomposée d’Hélène, elle s’incarna dans une autre forme de femme et s’offrit de nouveau à tous les outrages. Ainsi, passant de corps en corps, et traversant parmi nous les âges mauvais, elle prend sur elle les péchés du monde. Son sacrifice ne sera point vain. Attachée à nous par les liens de la chair, aimant et pleurant avec nous, elle opérera sa rédemption et la nôtre et nous ravira, suspendus à sa blanche poitrine, dans la paix du ciel reconquis.

HERMODORE.

Ce mythe ne m’était point inconnu. Il me souvient qu’on a conté qu’en une de ses métamorphoses cette divine Hélène vivait auprès du magicien Simon, sous Tibère empereur. Je croyais toutefois que