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quoi qu’en dise Mrs Browning, s’est développé : il est parti d’une certaine conception de la poésie, et, quand il est mort, il en avait entrevu une autre, plus complète et plus haute. Quatre années sont peu de choses pour le commun des hommes : elles sont une vie entière pour les âmes remuantes et passionnées comme la sienne. Sa correspondance, si vivante, si semblable à une causerie, est la meilleure source pour l’étude intime de son génie. Bien que sa poésie soit aussi impersonnelle (sauf un petit nombre d’odes) qu’il est possible, elle doit être étudiée en même temps que sa vie. Car son imagination n’a été qu’une forme idéale de sa sensibilité. Il est de ceux qui doivent beaucoup aux circonstances, quoique personne, par un contraste assez singulier, n’ait moins emprunté, pour sa poésie, au milieu où il a vécu. J’ajoute qu’une source nouvelle s’est ouverte, il y a quelques années, pour l’étude de Keats. M. Buxton Forman a publié des lettres inédites du poète à une jeune fille qu’il a aimée, à cette Fanny Brawne, qui a certainement, par l’attachement qu’elle lui a inspiré, hâté sa mort. La publication de cette correspondance, si regrettable qu’elle soit au point de rue de la discrétion, est un document qu’il n’est plus permis de négliger. Écrites par un malade, beaucoup de ces lettres doivent être jugées avec indulgence et réserve. Telles qu’elles sont, elles n’en jettent pas moins un jour nouveau sur l’homme et sur son fonds intime, qu’elles éclairent d’une vive lumière en nous expliquant plus d’une défaillance intellectuelle ou morale. On ne saurait donc reprocher à M. Buxton Forman de les avoir reproduites dans sa belle édition du poète, dans laquelle il a réuni, outre la correspondance complète et quelques fragmens en prose, tout ce qu’il a pu recueillir des vers de Keats. Parmi ces vers, il y en a beaucoup d’insignifians. Il peut être pénible aux dévots de Keats (car il a, comme Shelley ou comme Robert Browning, ses dévots) de s’avouer que leur poète a eu ses défaillances. Mais, s’il est une vérité qui semble ressortir avec évidence d’une étude complète de ces fragmens, c’est précisément que le Keats des premières années et des premiers poèmes ne doit plus être nus sur le même rang que le Keats d’Isabella ou d’Hypérion. C’est ce qui me paraît être le résultat le plus clair des beaux travaux dont il a été l’objet, depuis les deux volumes, déjà vieux de quarante ans, de lord Houghton, jusqu’à la solide et consciencieuse monographie publiée tout récemment par M. Sidney Colvin.


I

Ce qu’on sait des origines de Keats est bien fait pour déconcerter les théoriciens de l’hérédité et du milieu. Par une sorte de