Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/441

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moins discutée et par suite la plus universelle, on touchera au fond de ce qu’on nomme l’hellénisme de Keats. Nulle part cet hellénisme n’a trouvé une expression plus achevée que dans l’Ode à une urne grecque. Le poète contemple cette urne et la décrit. Puis il se demande : « Quels sont ces hommes qui viennent au sacrifice ? A quel autel verdoyant, ô prêtre mystérieux, conduis-tu cette génisse qui mugit aux cieux, et ses flancs soyeux tout parés de guirlandes ? Quelle petite ville, sur une rivière ou sur le bord de la mer, ou bâtie sur quelque montagne avec une citadelle paisible, est vide de cette foule en cette sainte matinée ? O petite ville, tes rues pour toujours seront silencieuses, et pas une âme, pour dire pourquoi tu es déserte, ne peut revenir jamais ! O forme attique ! contours charmans, qu’une race d’hommes de marbre et de vierges a couverts avec des branches des forêts et des herbes foulées ; forme silencieuse ! Tu nous lasses de la pensée, comme fait l’éternité. Froide pastorale ! Quand la vieillesse consumera cette génération, tu demeureras, parmi d’autres douleurs que les nôtres, une amie de l’homme à qui tu dis : « Beauté, c’est vérité ; vérité, c’est beauté. » — voilà tout ce que vous savez sur terre, et tout ce qu’il vous faut savoir. »

Telle est la solution que Keats a donnée, en des vers immortels, à ce grand problème des rapports du vrai et du beau. Elle semblera assurément insuffisante à beaucoup d’esprits : car elle n’est au fond que le sacrifice d’un des élémens du problème à l’autre. Pour combien d’hommes d’aujourd’hui est-il si évident que l’art soit le but suprême et qu’il doive tenir le premier rang dans la vie de l’homme ? En est-il beaucoup qui, même après avoir lu l’Ode à une urne grecque, et une fois le premier enchantement passé, ne se disent avec Maurice de Guérin : « Pour embrasser l’art et la poésie, je voudrais qu’ils me fussent démontrés éternellement graves et hors de doute comme Dieu. Ce sont deux fantômes douteux et d’un sérieux perfide ? » Au fond, c’est ce qu’il y a en nous de chrétien qui se révolte contre cette exorbitante prétention de l’art, ce luxe de la vie, à en devenir le nécessaire et le principal. Tous les purs chrétiens, à commencer par Carlyle, ont senti en Keats un ennemi[1], et leur instinct ne s’est pas trompé. Les trois grands poètes anglais du commencement de ce siècle ont vécu également en dehors du christianisme. Mais, tandis que Shelley et Byron se révoltent contre lui, Keats l’a complètement et orgueilleusement négligé. Tandis que l’auteur de Hellas rêvait d’une Grèce idéale

  1. Carlyle le qualifie énergiquement, dans une expression presque intraduisible, de dead dog.