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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/738

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pas de réalité, et pourtant il faut agir comme s’il en avait ; il faut que ceux qui n’y croient pas surpassent en bonté, en abnégation, ceux qui y croient.

On a coutume de présenter ces grands dogmes consolateurs, Dieu et l’immortalité, comme des postulats de la vie morale de l’humanité ; et certes on a raison à beaucoup d’égards. Agir pour Dieu, agir en présence de Dieu, sont des conceptions nécessaires de la vie vertueuse. Nous ne demandons pas un rémunérateur ; mais nous voulons un témoin. La récompense des cuirassiers de Reichshofen dans l’éternité, c’est le mot du vieil empereur : « Oh ! les braves gens ! » Nous voudrions un mot de Dieu comme celui-là. Les sacrifices ignorés, la vertu méconnue, les erreurs inévitables de la justice humaine, les calomnies : irréfutables de l’histoire légitiment ou plutôt amènent fatalement un appel de la conscience opprimée par la fatalité à la conscience de l’univers. C’est un droit auquel l’homme vertueux ne renoncera jamais. Dans les situations héroïques de la Révolution, la nécessité de l’immortalité de l’âme fut réclamée à peu près par tous les partis. Le souci des mémoires et des papiers justificatifs tenait, chez les hommes de ce temps, au même principe. Ils écrivaient, écrivaient, persuadés qu’il y aurait quelqu’un pour les lire. On voulait absolument un juge au-delà de la tombe ; on le demandait à la conscience du monde ou à la conscience de l’humanité. L’humanité est ainsi acculée à cette singulière impasse que, plus elle réfléchit, mieux elle voit la nécessité morale de Dieu et de l’immortalité, et mieux aussi elle voit les difficultés qui s’élèvent contre les dogmes dont elle affirme la nécessité.

Ces difficultés sont des plus graves ; il ne faut pas se les dissimuler. Les anciennes idées religieuses étaient fondées sur le concept étroit d’un monde créé il y a quelques milliers d’années, dont la terre et l’homme étaient le centre. Une petite terre, contenant un nombre compté d’habitans, un petit ciel la surmontant comme une coupole, une cour céleste à quelques lieues en l’air, tout occupée des enfantillages des hommes, des îles des Bienheureux, situées vers l’Ouest, où les morts se rendent en barque, ou bien un paradis de papier que la moindre réflexion scientifique crèvera, voilà le monde qu’un Dieu à grande barbe blanche enserre facilement dans les pans de sa robe. Quand Nemrod tirait ses flèches contre le ciel, elles lui revenaient ensanglantées ; nous avons beau tirer, les flèches ne reviennent plus. L’élargissement de l’idée du monde et la démolition scientifique de l’ancienne hypothèse anthropocentrique, au XVIe siècle, est le moment capital de l’histoire de l’esprit humain. Aristarque de Samos avait eu à cet égard les premières lueurs et