Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/178

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

réellement il existe et trop savans pour suivre les conseils du sens commun et de l’expérience, ont tourné les têtes de leurs compatriotes. » L’esprit des temps nouveaux avait trouvé sa formule dans le mot fameux de Sieyès sur le tiers-état : « Que doit-il être ? Tout. » On oubliait les services rendus pendant des siècles par la monarchie, on méconnaissait entièrement son rôle et son utilité, on réduisait le roi à n’être qu’un président de république héréditaire et un président sans pouvoir, sans prérogatives, à la merci d’une assemblée élective unique.

Le 22 octobre, nous lisons dans le journal : « La populace a pendu ce matin un boulanger et tout Paris est en armes. Le pauvre boulanger a été décapité suivant l’usage, puis promené en triomphe dans Paris. Il avait travaillé toute la nuit pour vendre tout le pain possible ce matin. On dit que sa femme est morte d’horreur quand on lui a présenté la tête de son mari au bout d’une pique. Certainement il n’est pas dans l’ordre de la divine Providence que de telles abominations restent impunies… Une fois enlevé le poids du despotisme, toutes les mauvaises passions reprennent leur énergie particulière. Comment se terminera cette lutte ? Dieu le sait ; mal, j’en ai peur, c’est-à-dire par l’esclavage. »

Cette pensée revient sans cesse dans les notes et dans les lettres de Morris ; il rappelle, dans une lettre à Washington, la conversation que Shakspeare met dans la bouche de deux soldats, qui apprennent la mort de Lépidus, l’un des triuimvirs : « Jetez entre les deux qui restent toute la nourriture que vous voudrez, l’un mangera l’autre. » La nouvelle constitution ne laissait rien entre le roi et l’assemblée, et celle-ci, dominée par les hommes nouveaux, épris de chimères et de nouveautés, ôtait chaque jour quelque chose au roi. Morris les étonnait en leur disant qu’en abolissant tous les privilèges, en réduisant les pensions, ils attaquaient à leur insu le principe même de la propriété ; il apportait dans la discussion des questions financières les principes sévères d’un économiste ; ce n’était pas en faisant des dons patriotiques, en ôtant les boucles d’argent des souliers qu’on rétablirait le crédit de l’état ; il fallait créer des impôts nouveaux, s’imposer des sacrifices permanens ; Necker, du moins, comprenait-il ce langage ? point, c’était un homme surfait ; il était honnête, intègre, désintéressé, « ses écrits financiers sont pleins de cette espèce de sensibilité qui fait la fortune des romans modernes et qui convient exactement à cette nation vive, qui aime à lire, mais qui déteste penser… Mais il n’a rien du grand ministre ; depuis le jour où il a convoqué les états généraux, il a flotté sur le vaste océan des incidens, et ce qu’il y a de plus extraordinaire, Necker est un