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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/328

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Si cette conception l’emporte un jour, le devoir n’aura plus la forme d’une loi vraiment transcendante, imposée comme du dehors, agissant sur nous par une contrainte supérieure, par une nécessité attachée à sa forme même de loi absolument générale. Le devoir ne sera pas un commandement au sens propre du mot, un impératif catégorique. Ce sera plutôt, comme nous l’avons bien des fois soutenu, un persuasif qu’un impératif. Mais il ne faut pas entendre par là une sorte de persuasion arbitraire et comme contingente, semblable à celle que tel goût particulier, telle tendance particulière peut produire. Cette persuasion de la suprématie de l’idée du bien est installée au cœur même de l’être. Nous ne pouvons pas ne pas être persuadés par l’idée de l’universel, dès que cette idée n’est plus contrariée par les idées égoïstes venues des besoins de la vie[1] : il y a là une persuasion irrésistible, un charme souverain, et c’est nous-mêmes, dans ce que nous avons d’universel, nous-mêmes en tant qu’unis au tout, qui nous persuadons. En un mot, le persuasif suprême est infaillible non en vertu d’une nécessité de contrainte, mais en vertu même de la disparition des nécessités et des contraintes. Ce que nous devons, nous le voulons déjà au fond même de notre être et de notre conscience, par cela même que nous avons en nous un vouloir qui va à l’universel, non pas seulement un vouloir concentré dans le moi et égoïste. Le devoir est l’expression de ce vouloir radical.

Maintenant, placez des obstacles (et il y en aura toujours) devant cette volonté de l’universel, faites-la se heurter à l’égoïsme né du besoin, c’est alors qu’elle prendra l’apparence d’une nécessité supérieure, d’une loi, d’un impératif, elle exercera cette sorte de « pression intérieure, » de force impulsive ou répressive à laquelle vient se réduire le sentiment d’obligation. L’impératif est la force inhérente à l’idée la plus hante que nous puissions concevoir ; idée impérieuse par rapport aux idées inférieures et qui pourtant, en elle-même, est une idée de libération, non de sujétion. On peut donc, en ce sens, admettre que la plus haute morale ne sera pas celle de l’obligation proprement dite, de la légalité kantienne, qui conserve encore je ne sais quoi de physique, mais qu’elle sera la morale de la liberté. M. Sigwart, lui aussi, reconnait que la suprême expression de la moralité n’est pas « en termes de lois. » M. Wundt, enfin, aboutit à reléguer au second rang l’idée d’obligation. Il distingue deux espèces d’impératifs, les uns qu’il appelle les impératifs de la contrainte, les autres les impératifs de la liberté. La crainte de la

  1. Nous ne parlons pas de la persuasion qui aboutit à l’acte, mais de celle qui nous fait simplement reconnaître l’idée suprême du bien.