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sensibilité effrénée à travers des situations, des accidens et des personnages que l’esprit classique ne prenait pas au sérieux. Le Figaro du cinquième acte, drapé dans son orgueil plébéien et disant son fait à la société, est le véritable père de Ruy Blas et de Richard d’Arlington. Mais la forme, chez Beaumarchais, est du XVIIIe siècle, spirituelle, raffinée, aristocratique : Mercier va au-delà, et, forme et fond, veut tout créer. Amalgamant les idées de Diderot et les exemples des Allemands, il répudie l’idéal classique, le style classique, et il conçoit un drame démocratique qui glorifiera la vertu du peuple dans le langage du peuple. Il greffe un nouveau genre sur le rameau détaché par La Chaussée et Diderot, et, fondant le répertoire de l’Ambigu et de la Porte-Saint-Martin, il nous prépare, par ses étranges tableaux d’histoire et de mœurs, à goûter les beautés populaires de Calas, de Marie-Jeanne et du Chiffonnier. Avec Mercier, nous sommes hors de la comédie, même sérieuse. Mais il est à noter que le premier et plus sensible effet des doctrines de Diderot est une dégradation de l’art. Tout ce qu’elles réussissent à faire naître en France, au XVIIIe siècle, c’est le mélodrame. C’est qu’il était plus facile de renoncer d’un coup à l’art, pour s’établir dans la grossièreté et la vulgarité, que de renouveler la forme ancienne ou d’en créer une nouvelle.

Comme Marivaux dans la première moitié du siècle, dans la seconde Beaumarchais occupe une place à part : la grande route de la comédie qui, de Regnard par Destouches et La Chaussée, nous conduit à Diderot, ne rencontre pas plus le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro que le Legs et les Fausses confidences. Il faut donc faire un crochet pour visiter Beaumarchais. Le Barbier est un réveil brillant et bruyant de la comédie d’intrigue, effacée depuis Molière et Regnard par la vogue des peintures satiriques ou sentimentales, et négligée par les auteurs qui n’avaient guère que l’esprit de mots ou le génie de la déclamation : c’est l’éternel sujet de la comédie italienne, le trio bien connu, Arnolphe, Horace, Agnès, gaiment habillé à l’espagnole par un Parisien qui a lu Gil Blas. Quant au Mariage, mélange unique de tous les genres et de toutes les sortes d’esprit, imbroglio larmoyant, satirique, sensuel, politique, bouffon, philosophique, poème et pamphlet à la fois, il ne peut vraiment se comparer et se rattacher qu’à la comédie d’Aristophane. Le XVIIe siècle n’avait regardé que Plaute et Térence, et les Plaideurs nous montrent combien on est loin alors d’Aristophane, même quand on l’imite. Molière, dans la discipline de son temps, n’a pu dessiner que quelques profils de médecins et de pédans. Le XVIIIe siècle, au contraire, devait, à ce qu’il semble, marcher librement dans la voie de l’ancienne comédie : l’indépendance de la pensée, le goût de l’abstraction et de l’allégorie, les