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déformés, rongés par le temps, aux nez meurtris et aplatis, mais reconnaissables encore ; puis, près d’une sépulture romaine, ce tombeau punique, caveau sombre et voûté. Par l’étroite ouverture, dans la lueur crépusculaire, l’œil dilaté finit par apercevoir sur le sol la saillie d’un crâne, les côtes effritées, les ossemens des bras et des jambes du squelette tombant en poussière. Près de lui, intactes, telles qu’elles sortirent des mains du potier, les amphores et les vases en terre cuite semblent défier les âges qui ont eu raison de ce puissant d’un jour. La lampe funéraire oscille au-dessus de ses restes informes, éteinte depuis des siècles, prête à servir demain. Ils dorment là, côte à côte, vainqueurs et vaincus des grandes guerres puniques, Romains et Carthaginois ; adossé à leurs sarcophages, le temple de Thugga dresse ses élégantes colonnettes et ses chapiteaux encore debout qui rappellent les beaux restes du Forum.

Dans ces vases et ces amphores, dans ces coupes et ces aiguières modernes, nous retrouvons les formes déjà vues des amphores antiques et des urnes funéraires ; dans ces coffrets de cuivre, d’argent laminé, produits de l’industrie tunisienne, les proportions et les ornemens des coffrets des patriciennes romaines. L’empreinte indélébile et profonde de Rome persiste encore aujourd’hui sur ce sol conquis par elle. Elle disparaît dans ce salon tunisien où, vis-à-vis d’un trône drapé de riches étoffes, apparaît le portrait du bey. Ici, l’Europe domine ; un des à des capitonné fait un étrange contraste avec ces sièges incrustés de nacre, ces étoffes éclatantes, ces coussins brodés de fils d’or, ces tissus d’or et de soie formant portières. La pièce est éclairée de haut ; les divans, dans la pénombre, ressemblent à des lits larges et bas, et les couleurs adoucies se fondent dans-un fantastique coloris. Au centre du palais, autour de l’atrium d’où jaillit une fraîche fontaine, un encadrement de colonnes de brèche reliées par d’élégans arceaux ; sur les murs intérieurs, des carreaux de faïence provenant du Bardo, tandis que la muraille extérieure profile ses lignes alternées de pierres noires et blanches.

Les huiles et les grains, les vins et les pâtes, les amandes et les cocons de soie s’étalent à l’intérieur des salles, et dans le pavillon du Djérid : lits et tables dorés et laqués, étoffes miroitantes, coupes, étagères de laque, aux tous rouges, jaunes, aveuglans, jettent aux yeux leurs notes aiguës, auxquelles répondent les notes plus aiguës encore des instrumens et des voix du concert tunisien.

Et, dans le frais jardin, au murmure de l’eau qui s’épanche dans sa vasque, devant le tapis de verdure qu’ombrage un frissonnant palmier, le visiteur repose ses yeux fatigués avant de pénétrer dans le souk tunisien, l’Afrique des mercantis.

Ils sont là, sous ces arcades basses où ils étalent leur déballage