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contrainte des règles et des traditions pour faire produire à l’âme japonaise la somme de beauté artistique dont elle était capable. Désormais, les règles et les traditions d’autrefois ont perdu toute valeur. Les Japonais ont trouvé dans l’Europe une nouvelle Chine, et comme jadis ils imitaient Wu-tao-tze, c’est maintenant notre peinture européenne qu’ils rêvent d’imiter. Leurs qualités nationales de justesse de vision et d’obéissance aux leçons des maîtres risquent bien de rester improductives dans l’exercice d’un art qui vit surtout de science et de liberté. L’art du Japon ne paraît pas plus que sa civilisation ni ses mœurs avoir gagné au contact de l’Europe ; et nous ne pouvons nous empêcher d’approuver le sage médecin allemand Kæmpfer qui, il y a trois cents ans, suppliait ses compatriotes de laisser les Japonais jouir en paix de leur barbarie.

Il ne semble pas non plus que la connaissance de l’art japonais ait été bien profitable aux artistes européens. Cette connaissance s’est faite d’une manière si incomplète et si déraisonnable que nous n’avons pas même eu l’idée d’emprunter aux Japonais quelques-uns de leurs procédés techniques, par exemple leur façon particulière de préparer l’aquarelle, ou l’usage qu’ils font de l’eau, au lieu de substances grasses, pour la gravure en couleur. Notre impressionnisme a beau prétendre à relever des Japonais, il ne leur doit rien ou à peu près : il est avant tout un impressionnisme savant, s’efforçant d’arriver à un surplus de vérité par un surplus d’artifice et de réflexion. Tout autre est l’impressionnisme des Tanyu, des Shokouado, des Itcho et des Hokousaï, âmes naïves, uniquement soucieuses de traduire à peu de frais leurs simples visions. L’art japonais, d’ailleurs, est un produit trop direct de l’âme japonaise pour que, même mieux connu, il puisse avoir chez nous aucune influence sérieuse. Sa pratique requiert une ingénuité, une fraîcheur de sensation et une simplicité d’esprit dont les artistes européens sont plus éloignés que jamais. Il nous arrive parfois de regretter que nos peintres ne consentent pas, comme faisaient leurs confrères du Japon, à s’enfermer volontairement dans les limites de règles convenues, pour y développer ensuite leurs qualités natives avec plus d’aisance et de sécurité ; mais aussitôt nous voyons combien il serait chimérique de vouloir proposer un pareil idéal à une génération qui, de plus en plus, fait consister l’originalité dans la recherche de formes nouvelles et confond le génie avec l’excentricité.


T. DE WYZEWA.