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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 100.djvu/417

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Les inconvéniens s’en font sentir encore, et quelquefois d’une manière cruelle.

Il en est résulté particulièrement une chose sur laquelle Guizot, dans la retraite studieuse de sa vieillesse, a dû méditer. C’est que les classes moyennes, objet constant de la prédilection de Guizot, n’ont jamais gouverné en France. Elles n’ont pas gouverné avec lui, quoi qu’il en ait cru. Ce qu’il a pris pour elles était autre chose. La France a été gouvernée de 1815 à 1848 par une aristocratie. Les classes moyennes n’ont pas gouverné après Guizot, de quelque espoir qu’elles se soient flattées à cet égard en le renversant, ou plutôt en le voyant tomber. Elles ont été dépassées le même jour que lui. L’histoire a comme sauté par-dessus elles. 1848 a été pour la haute classe l’année des victimes, et, pour les classes moyennes, l’année des dupes. Jamais le rêve politique de Guizot n’a été accompli. Il ne l’a pas réalisé en croyant le réaliser, et, après être tombé, il ne l’a pas vu se réaliser malgré lui. Qu’eussent donné ces classes moyennes tant célébrées, on ne le sait. L’expérience n’a pas eu lieu ; la preuve par le fait n’a pas été faite.

Aujourd’hui même il ne faudrait pas croire que les classes moyennes soient arrivées par un détour à cette situation prépondérante. Elles ont une grande part dans le gouvernement de la nation, parce qu’il s’est trouvé que le suffrage universel français, en sa grande majorité, les a comme adoptées. Il y avait des affinités entre elles et le paysan. Mais ce n’est pas elles qui gouvernent, c’est le suffrage universel qui gouverne par elles. Elles gouvernent indirectement, en pliant leurs façons de voir à celles de la population rurale, et ainsi elles gouvernent avec une certaine gêne et gaucherie, et d’une manière qui n’est pas tout à fait conforme à leurs goûts et à leurs idées propres. — D’autre part, elles administrent le pays, les fonctionnaires sortant tous d’elles, et c’est un grand point ; mais encore administrer n’est pas gouverner ; on le voit assez à une légère mais réelle divergence qui existe entre l’esprit du gouvernement proprement dit et l’esprit de l’administration, l’esprit du gouvernement étant celui des classes moyennes tenant compte des sentimens de la foule et toujours ramené à s’y plier, l’esprit de l’administration étant celui des classes moyennes indépendant de cette sujétion et relativement affranchi de ce souci ; et ainsi ni le gouvernement, quoique tiré des classes moyennes, ni les fonctionnaires, sortant aussi des classes moyennes, mais administrant, ne gouvernant pas, ne sont, dans le sens précis du mot, la classe moyenne gouvernant. Non, l’expérience n’a pas été faite. Les idées de Guizot n’ont pas subi l’épreuve de la pratique.