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Ce que les classes moyennes auraient donné comme gouvernement, on ne le sait pas.


V

C’était un grand esprit rétréci par une grande volonté. Ce phénomène se produit souvent. Le caractère impérieux donne à l’intelligence, avec une force immense, une rectitude qu’on peut dire exagérée en ce sens qu’elle est un peu artificielle. Il semble toujours que la pensée de M. Guizot est plus grande qu’il ne lui permet de l’être. Il semble toujours qu’il serait un grand philosophe s’il ne ramenait sa philosophie à être pratique et immédiatement pratique ; grand historien, s’il forçait moins l’histoire à être une preuve de la nécessité de l’avènement des classes moyennes ; grand théoricien politique s’il imposait moins à sa doctrine le devoir de soutenir son parti. — Guizot est un penseur réprimé par un homme d’état. Il a laissé des méditations philosophiques et religieuses volontairement très timides à force d’être prudentes, et qui ne captivent point les esprits à force de s’adresser aux bonnes volontés. Il a laissé des considérations historiques d’une belle suite et d’un rigoureux enchaînement, mais qui donnent trop cette idée que c’est à leur but qu’elles sont enchaînées, et qu’elles ont trop pour cause unique leur cause finale.

Il a laissé moins une théorie politique, qu’une théorie de gouvernement ; mais cette théorie de gouvernement est très belle, très élevée, très large et très pratique, et c’est un grand regret qu’on éprouve que l’homme qui l’a conçue, comme il arrive toujours, tant par sa faute que par la faute de ses adversaires, et plus par celle de ses adversaires que par la sienne, l’ait mise en pratique surtout en ce qu’elle avait d’étroit.

Orateur qui a eu toutes les qualités oratoires, sauf la souplesse, comme aussi, sauf la souplesse, il avait toutes les qualités de caractère, il a, après tous les grands orateurs de l’époque révolutionnaire et de la restauration, augmenté la gloire de la tribune française. À la fois ample dans son exposition et serré dans sa dialectique, et bondissant magnifiquement sous l’interruption, il s’est montré dans les débats parlementaires puissant et redoutable, et beaucoup plus grand écrivain que dans ses écrits, trouvant à la tribune non-seulement l’ampleur, la dignité et l’élévation, mais encore le relief, l’éclat et le mouvement qui ailleurs lui manquent. Le rôle qu’il a joué dans la politique active ne doit donc pas, au point de vue de la critique littéraire, donner du regret.