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la race de Médée, mais c’est une Médée qui pardonne. Elle a juré de tuer le voleur de chevaux qui l’a trahie. Quand il se laissera prendre et que ses juges le condamneront à finir ses jours en Sibérie, elle exposera sa vie pour le sauver.

En revanche, sa jeune belle-mère, cette Macrine que tous les gens de la maison appellent la petite, ressemble beaucoup à ces paresseuses au cœur mou dont parle Chardin, et on voit l’Orient dans ses yeux de chat, dont le sommeil est trompeur. Sa plus grande joie est de ne rien faire, et quand ses yeux se réveillent, c’est qu’elle pense à mal ou à une écharpe bleue qu’elle a aperçue à la devanture d’une boutique de Zugdidi. Avoir une robe de soie rouge, brodée de fleurs jaunes et blanches, et durant des heures se balancer sur une escarpolette en grignotant des prunes vertes ou des bonbons persans, voilà, faute de mieux, le parfait bonheur. « Sanartia avait apporté des sucreries pour les enfans et une petite boîte d’alwa pour Macrine. Data était sorti, Khetevan aussi : elle avait à parler à la vieille sorcière. La petite boîte fut bien vite ouverte, et Macrine engagea le bon jeune homme à prendre place sur la balançoire. Il ne se fit pas prier, d’un bond il fut auprès d’elle, et pour qu’elle n’eût pas besoin de se tenir, il saisit les cordes de ses deux mains. Elle pouvait ainsi s’appuyer commodément sur ce bras d’homme et puiser à son gré dans la boîte. De temps à autre, elle lui mettait un peu de confiture sur les lèvres, et ils se berçaient, riant, folâtrant, le cœur en joie, pendant que la brise leur soufflait au visage les mille parfums d’un luxuriant gazon. « Ah ! si le morose et rébarbatif Data pouvait ressembler un peu à ce jeune homme ! se disait-elle. Mais quelle figure ferait Data sur une balançoire ! » Elle riait aux éclats à cette pensée. Tout à coup son rire lui resta à la gorge. Khetevan, la gênante Khetevan s’était dressée devant eux et les regardait d’un œil sombre. »

Jusqu’à la fin, Macrine ne sera qu’un enfant. Sur ce rocher d’Abchasie où Sanartia l’emmène, elle rit quelquefois et plus souvent elle pleure. Sanartia est un beau garçon ; mais adieu les bonbons persans ! adieu les écharpes bleues qu’on achète à Zugdidi ! La voilà mise comme une mendiante. Chaque soir, il part pour la maraude, elle lui reproche de la quitter, mais il faut vivre ; ses nuits de solitude lui semblent longues, la peur la tient éveillée. Elle croit voir le terrible génie Otschikotschi braquant sur elle ses yeux de braise ou accroupie derrière la porte, la reine des sorcières dont elle entend le ricanement aigu. La mauvaise saison est venue ; comme elle se promenait dans la montagne, la neige l’a surprise. Elle rentre glacée, frissonnante ; pour se réchauffer, elle entasse pêle-mêle dans l’âtre bois vert et bois mort, tout ce qui lui tombe sous la main et jusqu’aux tapis de son lit. La maison prend feu, elle meurt étouffée dans les flammes. « Un géant