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noir, le mauvais esprit de Tabachel avait emporté l’âme de Macrine. Telle fut la fin de ce très petit morceau du monde, dieses kleinen Stückchens Welt. »

Quelle que soit mon admiration pour Chardin, j’en veux croire M. de Suttner, et j’incline à penser que partout, sauf dans les romans naturalistes, les monstres sont rares, que la plupart des hommes sont un amalgame singulier de bien et de mal, de vices qui tiennent à des qualités et de qualités qui tiennent à des défauts. Si après avoir lu les nouvelles du voyageur autrichien, j’avais à définir les Mingréliens, je dirais que le trait dominant de leur caractère est une prodigieuse légèreté d’humeur jointe au goût du théâtral. Ce sont de grands comédiens. Tantôt redressant leur taille, fronçant le sourcil, ils affectent un air de supériorité qui tient les gens à distance ; c’est ainsi qu’ils en usent avec les Européens quand ils veulent leur faire croire que la Mingrélie est un paradis. Plus souvent, ils se livrent à de grandes démonstrations, dont personne n’est dupe ; ainsi le veulent les bienséances et le code de l’étiquette. Voyez plutôt ce bon Gudja recevant à son retour les visites de ses proches et de ses voisins : « Redevenu subitement Mingrélien dans l’âme, à chaque personne qui l’abordait, il poussait un éclatant cri de joie, se précipitait sur l’arrivant, lui sautait au cou sans savoir au juste le plus souvent où il avait pu rencontrer cet inconnu. »

Ces comédiens sont peut-être plus sincères qu’on ne le dit ; ils croient, selon les cas, qu’ils sont tristes jusqu’à en perdre l’esprit, heureux comme on l’est au sixième ciel, amoureux jusqu’au délire, furieux jusqu’à la frénésie, et ils le sont pendant qu’ils le croient. Comme tous les hommes d’imagination, ils ont au moins la sincérité momentanée. Que seront-ils demain ? Cela dépend du temps qu’il fera ou du nombre de bouteilles qu’ils auront vidées. L’aznaour Kurdel Zuchadzé avait de grands soucis ; il s’agissait d’affaires de conséquence qui pouvaient compromettre et sa fortune et son honneur. On vient lui annoncer le passage d’un vol de cygnes qui se sont abattus dans une anse du Rion. Il quitte tout, prend son fusil, monte à cheval. Quoi qu’il advienne, il a tué quatre cygnes, et tout Kutaïs le saura. Les Mingréliens se connaissent ; ils savent combien leur humeur est mobile, que leur cœur est aussi léger que l’air qu’on boit sur une cime du Caucase. Aussi se défient-ils de leurs entraînemens passagers, ils prévoient de loin leurs repentirs. À la fois étourdis et temporiseurs, ils craignent de se lier, ils fuient les engagemens : « Je montrerai du caractère, disait Gudja à M. de Suttner. — Allons donc ! le moyen d’avoir du caractère en Mingrélie ! »

Ce Gudja était un charmant homme aux cheveux bouclés, à la barbe de Christ, aux dents éclatantes, au regard étincelant, et l’histoire de