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sciences. Je réponds tout au contraire : il faut développer chez lui l’aptitude qui lui manque et, pour rétablir l’équilibre, il est nécessaire qu’il étudie les principes généraux des mathématiques et de la physique en même temps que ceux de la littérature. Ne faisons ni des lettrés sans esprit scientifique, ni des savans sans aucun sentiment littéraire, incapables d’exprimer clairement et élégamment leurs propres pensées. Si un enfant est inapte au véritable enseignement classique, cherchons-lui une place dans l’enseignement spécial ou ailleurs, mais n’ayons pas l’ambition d’en faire un bachelier égal aux autres, ni de changer pour cela l’enseignement spécial en « enseignement classique français. »

La dernière et principale raison invoquée pour créer deux types divers d’instruction secondaire, c’est la diversité croissante des connaissances et de leurs applications. Mais on ne s’aperçoit pas que c’est la conséquence opposée qui serait logique. L’unité, — nous ne disons pas l’uniformité, — devient d’autant plus nécessaire à la base de l’éducation que les objets de connaissance deviennent plus nombreux et plus divers. L’éducation vraiment libérale étant générale, désintéressée, humaine et civique, plus les spécialités se multiplient, plus l’éducation classique, pour ceux qui ont les moyens de la recevoir, doit se concentrer sur ce qui est la base-commune des spécialités mêmes, tout en admettant quelques variétés de détail. C’est d’ailleurs un préjugé de croire qu’un futur médecin doive avoir au collège une éducation si différente de celle qui est nécessaire au futur magistrat ou au futur professeur. Qu’on examine de près les connaissances qui, dès le collège, seraient spécialement nécessaires pour telle ou telle profession future ; on verra ou qu’elles n’existent pas, ou qu’elles sont tout à fait secondaires et exigent seulement quelques variantes dans les programmes scientifiques, ou enfin qu’elles ne doivent être acquises que plus tard par la préparation directe et spéciale. Toute division de l’enseignement classique en sections vraiment séparées est une spécialisation précoce ; or, toute spécialisation précoce est dangereuse et, dans l’enseignement libéral, ne saurait être admise. La séparation de l’enseignement classique latin et de l’enseignement classique français obligera les jeunes gens à faire, dès leur entrée au collège, un choix pour lequel ils n’ont point les lumières nécessaires et qui, s’il est mauvais, produira un dommage irréparable. Tel disait : je veux être médecin, et découvre ensuite qu’il veut être ingénieur ; tel disait : je veux être grand commerçant ou grand agriculteur, et découvre qu’il préfère la magistrature. Quoi de plus difficile pour un jeune homme que le choix d’une profession[1] ? Il

  1. Nous connaissons fort intimement quelqu’un qui avait fait toutes ses études en vue d’une profession et qui, la dernière année, en choisit une autre : le professorat ? Dans le professorat même, il commença par enseigner la rhétorique et prépara jusqu’au bout l’agrégation des lettres ; puis, l’agrégation de philosophie ayant été rétablie, il changea de direction et trouva enfin, à ce qu’il semble, sa véritable voie. Plus tard, ses anciennes études de grec en vue de l’agrégation des lettres lui permirent de « platoniser » et de « socratiser » à son aise. Pourquoi vouloir confiner de bonne heure les jeunes gens soit dans les sciences, soit dans les lettres anciennes, soit dans « l’enseignement classique français ? » Nul ne peut connaître l’avenir.