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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/360

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vapeurs, qu’il se contente de baptiser de ce nom effrayant : le mal caduc (l’épilepsie). N’est-ce pas un excellent trait de comédie ?

L’esprit est le dieu du XVIIIe siècle, la ciel des cœurs et des intelligences ; il a partout ses grandes et ses petites entrées, rapproche les distances, fait du plébéien l’égal du grand seigneur, l’ami des beautés de robe et d’épée, pousse au ministère, à l’Académie l’homme de peu, permet à Mme Geoffrin de correspondre familièrement avec Catherine II, à Voltaire d’avoir son brelan carré de têtes couronnées ; il revêt tous les costumes, se prête à mille transformations, s’adapte aux caractères les plus divers, tue l’ennemi par le ridicule, dénoue une situation embrouillée, répare une maladresse, décrète le succès et console d’une défaite. Ne vous contentez pas d’avoir des vertus, du talent même : l’honnêteté, sans grâce et sans piquant, n’est bonne qu’en famille ; montrez de l’esprit, et soudain toutes les portes vous seront ouvertes. Force est donc aux médecins de suivre le goût du temps, et ils s’y prêtent avec une rare aisance. Sénac de Meilhan[1] avait pour père un médecin du roi, homme fort spirituel lui-même, qui recourut un jour à cet ingénieux stratagème pour se faire écouter du dauphin. Louis XV l’avait envoyé à son fils, déjà atteint de l’affection à laquelle il devait succomber, et qui, dans sa première visite, l’arrêta par ces mots : « Je serai toujours fort aise de vous voir pour causer de littérature et d’histoire avec vous ; mais mon appartement vous sera fermé si vous me parlez de ma santé. » Quelque temps après, le docteur vient présenter ses hommages au prince, et, avisant un personnage de la tapisserie, il fait semblant de s’adresser à lui et lui prédit tout ce qui peut advenir d’un mal de poitrine négligé. Le dauphin ayant rappelé sa défense : « C’est à Alexandre que je parle, » répliqua Sénac, et son interlocuteur fut désarmé. Alors l’esprit servait à tout et suffisait presque à tout ; à tout, sauf à prévoir le coup de tonnerre de 1789, à corriger les abus révolutionnaires, à exécuter les réformes conservatrices.


V

C’est cette faculté charmante qui inspire la correspondance du chevalier de l’Isle : comme Puck, le lutin éveillé et curieux, il se pose sur les choses et les personnes, ne s’arrête qu’un instant, va, vient, s’envole, monte et descend, se glisse dans l’enceinte

  1. Un autre médecin, Dubreuil, eut un mot admirable. Il avait pour ami intime M. Pechméja, de Lyon : tous deux ne faisaient qu’une âme. Quand il fut atteint de la maladie dont il mourut, il dit à Pechméja : « Mon ami, faites retirer tout le monde, ma maladie est contagieuse ; vous seul devez rester ici. Pechméja s’enferma dans la chambre et mourut après lui.