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ceux qu’on a devant soi, des silences variés qui, non moins que la parole, blâment ou admirent, nient ou acquiescent, ne sont-ce pas les bases fondamentales de cette science de la nuance qui, elle aussi, a sa tactique, sa stratégie, ses inspirations divines, apaise les amours-propres blessés, allume, entretient le feu céleste de l’amitié, gagne des batailles morales ; science trop dédaignée aujourd’hui, très respectée, très répandue jadis. Un seul mot, une action indifférente, suffisent à dénoncer son absence ; un sourire, un geste, révèlent l’adepte à l’initié. On peut avoir de l’esprit, du talent, du génie même, et ne rien comprendre aux nuances ; elles sont les filles du goût, les compagnes de l’élégance, les consolatrices des délicats. Muses fidèles de la civilisation, gardiennes des rites sociaux, elles enseignent une sorte de langue sacrée, interdite aux profanes, au bétail philistin, doublent la puissance de séduction, parent de leurs suaves reflets tous les sentimens et l’amour lui-même, comme dans certaines journées d’automne le soleil couchant enrichit de beautés nouvelles les forêts et la mer, la plaine et la montagne.

Le récit d’une visite du prince de Ligne à Frédéric II vient à l’appui de ces observations. « L’heure de la présentation sonna. Le roi me reçut avec un charme inexprimable. La froideur militaire d’un quartier-général se changea en un accueil doux et bienveillant. Il me dit qu’il ne me croyait pas un fils aussi grand. — Il est même marié, sire, depuis un an. — Oserais-je vous demander avec qui ? (Il avait souvent cette expression, et aussi : si vous me permettez d’avoir l’honneur de vous dire.) — Avec une Polonaise, une Massalska. — Comment ! une Massalska ? Savez-vous ce que sa grand’mère a fait ? — Non, sire, lui dit Charles. — Elle mit le feu aux canons du siège de Dantzick, elle tira et fit tirer, et se défendit lorsque son parti, qui avait perdu la tête, ne songeait qu’à se rendre. — C’est que les femmes, dis-je alors, sont indéfinissables ; fortes et faibles tour à tour, indiscrètes, dissimulées, elles sont capables de tout. — Sans doute, observa de l’Isle, fâché de ce qu’on ne lui avait encore rien dit, et avec une familiarité qui ne devait pas réussir, voyez… — Le roi l’interrompit. Je citai quelques traits à l’appui de mon opinion comme celui de la femme Hachette au siège de Beauvais. Le roi fit un petit tour à Rome et à Sparte ; il aimait à s’y promener. Après une demi-seconde de silence, pour faire plaisir à de l’Isle, je dis au roi que M. de Voltaire était mort dans ses bras. Cela fit que le roi lui adressa quelques questions ; il répondit un peu trop longuement, et s’en alla… »

De l’Isle manque du sentiment de la nuance, le prince de Ligne l’a au plus haut degré, et à cause de cela même il demeurait l’interlocuteur préféré des rois et des impératrices.