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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/369

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Mais quoi ! les amis du chevalier pardonnent fort aisément son péché mignon, et lui-même se fût sans doute justifié d’un tel reproche en répétant ce qu’il écrit gaillardement quelque part : Je m’en bats l’œil. Et puis, n’a-t-il pas les qualités essentielles ? Bon, sensible, reconnaissant, empressé à plaire, de l’esprit, de la gaîté à revendre ; il soigne ses amis, les accompagne aux eaux, garde M. le duc d’Angoulême qui a été inoculé, et Mme de Polignac accouche dans ses bras. Oui, vous avez bien lu, et n’est-ce pas un assez joli trait de dévoûment ? Aussi devient-il le condiment indispensable de toute fête, de tout séjour à la campagne, et ses lettres au prince de Ligne sont pleines d’allées et venues, lettres pimpantes et sémillantes, qu’on dirait écrites avec une plume de vif-argent, parfois trop folâtres, où circulent, avec un air de rire et de danse, les personnages et les événemens, les vivans et même les mourans : la reine, qui lit les lettres du prince et joue la comédie à Trianon, le baron de Breteuil[1], Necker avec son compte-rendu, les nouvelles de la guerre d’Amérique, le comte et la comtesse du Nord, leur réception à Paris, les jardins de Mareuil, la société Polignac, etc. « Pardieu ! que j’en suis piqué ! Une lettre de quatre pages, galonnée de tous les côtés ! Et vous ne l’avez pas reçue ? Il n’est pourtant pas possible qu’on l’ait arrêtée, retenue, confisquée à la poste ; car je ne disais rien contre la religion, que je trouve trop ennuyeuse pour en parler ; ni contre le gouvernement, dont la douceur et la liberté ne me laissent aucune plainte à faire ; ni contre les mœurs, que je voudrais voir universellement pures, afin d’être comme tout le monde, les miennes l’étant forcément devenues ; ni contre qui que ce soit ; pas même contre ce vieux maréchal de Richelieu, de qui je vous contais, historiquement et sans nul venin, la noire méchanceté, lorsque, pour nuire à M. le duc de Choiseul, il a privé toute la bonne compagnie de Paris d’un spectacle extraordinaire dont elle allait jouir dans la nouvelle salle de la Comédie italienne ; dernier coup de griffe que ce vieux tigre, à peine respirant, a su détacher encore[2]. Je vous parlais de nos petits

  1. Né en 1733, mort en 1807. A son lit de mort, le baron de Breteuil ayant demandé son petit-fils, on lui répondit qu’il prenait une leçon de musique, « Faites-le venir, » ordonna-t-il. Après l’avoir embrassé, il lui dit : « Mon enfant, il vaut mieux apprendre à mourir qu’à jouer du violon. »
  2. De l’Isle rapporte quelque part une série de reparties rapides comme les parades de deux bons tireurs, échangées entre un ambassadeur anglais et Frédéric II. L’ambassadeur était venu lui apprendre la prise de Minorque par le duc de Richelieu, ajoutant qu’avec l’aide de Dieu, il espérait que l’Angleterre bientôt réparerait cet échec. « Dieu, observe le roi de son ton le plus sarcastique, je ne vous connaissais pas cet allié-là ! — C’est pourtant, riposte le diplomate, faisant allusion aux subsides anglais que recevait Frédéric, c’est pourtant le seul qui ne nous coûte rien. — Aussi vous en donne-t-il pour votre argent. »