Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/431

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faite. Fielding cite avec déférence l’autorité de Richardson dans la préface de son Voyage à Lisbonne ; il loue ailleurs « l’ingénieux auteur de Clarisse, » et dans un article sans signature, mais où la critique a reconnu sa main, il écrit : « Peu d’écrivains anciens et modernes ont montré une connaissance aussi profonde de la nature humaine, un pathétique aussi puissant que l’auteur de Clarisse Harlowe. Ma sensibilité est si vivement excitée par les deux premiers volumes déjà publiés de ce roman que je ne puis assez dire mon impatience de voir la suite. Sûrement M. Richardson est un maître en cet art qu’Horace compare à celui des magiciens. »


III

Quatorze mois après la publication de son premier roman, Fielding recueillit ses écrits dispersés en trois volumes de Mélanges (Miscellanies), 1743. Le premier volume comprenait des poésies de circonstance, composées durant une période de quinze ans, et plusieurs essais en prose sur des lieux-communs de philosophie morale ; dans le second se trouvait, avec deux comédies, la fantaisie satirique intitulée Voyage dans l’autre monde ; le troisième était rempli par le moindre de ses romans, qui sont au nombre de quatre : l’Histoire de la vie de feu M. Jonathan Wild le Grand.

Le Voyage dans l’autre monde offre peu d’intérêt à partir du dixième chapitre ; mais les neuf premiers sont piquans. A côté de fines plaisanteries sur les commentateurs d’Homère, de Virgile et de Shakspeare, ils nous font savourer dans toute son humanité charmante l’évangile moral de Fielding, dont le premier précepte est : Sois bon. Minos, devant la porte des Champs-Elysées, écoute et juge les prétentions que chaque arrivant de la terre fait valoir pour en franchir le seuil. J’ai dépensé, dit un riche, beaucoup d’argent pour un hôpital. — Ostentation pure, dit Minos en le repoussant. Un dévot représenta qu’il avait régulièrement fréquenté le culte et rigoureusement observé le jeûne, que les vices du prochain avaient toujours encouru de sa part la plus sévère censure, et que, pour lui, il n’avait sur la conscience ni ivrognerie, ni débauche avec les femmes, ni aucun genre d’excès. « J’ai déshérité, ajouta-t-il, mon fils pour avoir fait un bâtard. — Vraiment ? dit Minos. Eh bien ! retourne sur la terre et commence par faire un bâtard toi-même. Un coquin si dénaturé ne passera jamais le seuil. » Un poète dit au juge qu’il pensait que ses œuvres parleraient pour lui. « Quelles œuvres ? demanda Minos. — Mes œuvres dramatiques, reprit l’autre, qui ont fait tant de bien aux hommes en montrant la vertu récompensée et le vice puni. — Très bien, dit le juge. Attends un peu ; la première personne qui passera la