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sa loi. C’est ainsi que le Fils de Dieu, — l’unique, le vrai, sans métaphore et sans réserve, — devait commander et légiférer ; sinon, le Jésus des synoptiques devient une énigme indéchiffrable, et on se demande comment un simple envoyé de Dieu a osé assumer un mode d’être, d’agir et de parler qui ne convient qu’à Dieu.

L’unité des documens est indissoluble. On ne peut les opposer l’un à l’autre qu’en invoquant des motifs étrangers à l’histoire. Ceux qui partent de l’hypothèse que Jésus n’est qu’un homme sont condamnés évidemment à sacrifier tout le quatrième Évangile, les faits comme les discours : on ne saurait admettre les uns et répudier les autres, ils forment un tout indivisible. L’écrivain qui atteste les faits garantit par son témoignage les discours. Son œuvre est d’une seule venue, elle se tient dans toutes ses parties et se fond avec l’œuvre des trois premiers Évangiles. Impossible d’écrire une Vie de Jésus conforme aux règles de toute histoire et de toute critique, sans les renseignemens johanniques. La première condition pour retracer l’histoire d’une personnalité supérieure est de mettre en lumière la conscience intime qu’elle avait d’elle-même ; or, c’est le but principal de saint Jean de nous révéler, en Jésus, cette conscience intime. L’historien n’a pas à rechercher si une telle révélation gêne ou contredit ses idées et sa philosophie ; son rôle est plus important, plus désintéressé: il nous doit, dans sa pleine teneur, l’attestation de ceux qui ont vu et qui ont entendu.

Le premier, le grand tort de la critique moderne, protestante ou incrédule, dans le travail immense et opiniâtre qu’elle a consacré aux documens évangéliques, depuis le XVIIIe siècle, en France, en Angleterre, en Suisse et en Allemagne surtout, a été de traiter ces documens comme une lettre morte. Elle a sciemment oublié qu’ils n’étaient point des livres tombés dans le domaine public, mais la propriété inaliénable de l’Église catholique. Alors même que, pour elle, l’Église n’était pas une institution divine, ayant reçu de son fondateur la garde infaillible de sa parole écrite ou orale, pouvait-elle méconnaître sa haute valeur comme société organisée ? Et dès lors, où prenait-elle le droit de considérer ses propres livres comme un simple papyrus de la vieille Égypte, échappé à la ruine du peuple qui avait tracé là quelques signes, quelques pensées ?

La tradition indéfectible d’une religion comme celle de Jésus, s’enchaînant sans interruption depuis dix-huit siècles, laissant à chaque siècle l’empreinte vigoureuse de sa foi, dans des ouvrages sans nombre, éminens par la doctrine qu’ils exposent, par les vertus qu’ils enseignent et par le génie qui les conçoit, — une telle tradition peut-elle être légèrement écartée ? N’est-ce pas une