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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/653

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C’est un jeune israélite à la mine éveillée, futée, intelligente, aux grands yeux noirs toujours agités, qui, captivant mes compagnons de voyage par son babil, nous conduisit de la Casbah aux Souks. Chemin faisant, il fut assailli par une nuée d’enfans arabes qui le traitèrent de fils de chien, de filou, tout en nous engageant à le chasser. Nous l’invitâmes à se disculper; mais il détourna la question, s’esquiva pour reparaître dès que la bande de polissons qui l’avaient houspillé ne lut plus là; dans les longues galeries voûtées du bazar, même aventure lui survint plusieurs fois ; il fuyait toujours devant l’orage, mais pour nous montrer encore sa tête fine au coin d’une ruelle dès qu’il se croyait en sûreté. Est-ce que cette ténacité, n’ayant pour objet que le gain d’une bagatelle, ténacité que ne rebutaient ni les injures ni les mauvais traitemens, n’explique pas le succès des juifs là où d’autres échoueraient et où, par dignité, d’autres se lasseraient?

Les Souks n’ont plus de mystères ni de secrets : qui a vu l’installation des boutiques de Barbouchi à l’Esplanade des Invalides en connaît ce qu’il y a de plus luxueux. Ce qui manquait chez nous, c’était le jour mystérieux des voûtes tunisiennes, un ardent rayon de soleil s’y glissant par une fissure et rendant soudainement éblouissant un lambeau d’Andrinople ou un plateau de cuivre; puis le parfum des essences, l’odeur âcre des cuirs d’un jaune bouton d’or ou d’un rouge de sang; les arômes d’un café d’Orient, le cri guttural des âniers, l’appel des marchands et les injures qu’ils échangent, la plainte des aveugles; les femmes voilées de blanc faisant leur marché en compagnie d’Européennes, et jusqu’à la présence solennelle d’un chameau apportant au Souk sa charge de dattes et d’alfa. Ai-je besoin d’apprendre au lecteur que la plupart des objets mis en vente dans les boutiques de Tunis viennent du dehors? S’il avait encore des doutes, il serait facile de lui prouver que les voiles noirs des Touaregs et des femmes arabes viennent de Nîmes, les burnous de Lyon, les armes de Beyrouth, les brûle-parfums de Perse, les colliers en faux sequins, les narghilés et les pipes de Paris. Les tapis, par exception, sont bien du pays. Les selles de Tunis ont une grande renommée et ceux qui les fabriquent jouissent d’une considération que n’ont pas les autres corps d’ouvriers. Leurs magasins restent ouverts dans l’après-midi, même à l’heure de la sieste.

Les peintres qui désirent acheter de vieux tapis, de vieilles étoffes à bon marché, et souvent aussi des objets de valeur, vont à dix heures du matin dans les bazars, au moment de la criée. J’avise ceux qui voudraient les imiter qu’ils auront à côté d’eux, comme à Paris du reste, des juifs, mais des juifs au turban noir, à la barbe longue, inculte, aux yeux chercheurs, et qui ne lui laisseront