Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/842

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il faut le louer pourtant d’y avoir autant insisté, car le terrain doit être considéré comme déblayé désormais des difficultés qui l’encombraient : nous pouvons tenir pour acquis qu’une investigation dirigée dans ce sens et portant sur la série entière des ouvrages par lesquels Victor Hugo a, pendant soixante ans, manifesté son génie, ne saurait être vaine. Il ne reste plus dès lors qu’à marquer les limites et les obstacles qu’elle ne manquera pas de rencontrer dès que l’investigateur voudra se piquer de précision. La chose irait de soi s’il suffisait d’établir, pur des indications vagues et générales, que la vision du monde, personnelle à notre héros, transparaît constamment au travers des images que sa fantaisie lui suggère; mais ce qui est en question, dans l’étude plus scientifique que littéraire dont nous traçons ici le plan, c’est évidemment une formule précise de la sensibilité du poète, qui nous livre le secret de son imagination même. Est-on en droit d’espérer qu’une pareille formule puisse se dégager aisément de l’analyse des impressions que la poésie met en œuvre?

Il ne faut pas se dissimuler tout d’abord que ce qu’on nomme sensation ou perception, même à considérer les cas les plus déterminés, la vue d’un arbre, par exemple, ou l’audition d’une parole, n’est pas le résultat pur et simple d’une opération sensorielle, du fonctionnement mécanique de l’œil ou de l’oreille : le fait unique où vient se fondre la multitude des impressions élémentaires apportées par les fibres du faisceau nerveux, doit son unité, sa signification, son caractère, spécial en chacun de nous, à l’attraction exercée par l’ensemble de la personnalité, c’est-à-dire « à l’influence de notre vie mentale passée, à la teinte particulière de notre expérience et de nos émotions dominantes[1], » en somme, à une foule de causes secondes qui échappent à l’analyse.

Encore, n’est-ce là qu’une complication générale et commune : que sera-ce si l’on entreprend de démêler le travail propre des sens et d’en distinguer les résultats originaux, non plus dans les manifestations spontanées de la vie journalière, mais dans l’œuvre réfléchie d’un écrivain dont le but est tout autre que de traduire ce qu’il a senti? Que d’élémens nouveaux à considérer! D’abord, les servitudes inévitables de la langue littéraire, surtout de la langue poétique, l’équivoque des mots, les figures du style, les tropes de la rhétorique ; puis les illusions concomitantes qui tendent à fausser, chez les plus simplistes, le sens expressif du terme usuel et la valeur de l’épithète descriptive, les associations inaperçues, les métaphores inconscientes, les formules irréfléchies, tout cet « enivrement du verbe » que Leibniz appelait spirituellement

  1. James Sully.