Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/916

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Bostonien, Julian West. Tous ces personnages découvrirent comme lui, à leur réveil, après une longue léthargie, que le monde avait changé; mais aucun, il faut le reconnaître, ne se livra subséquemment à des études comparatives aussi prolongées entre l’ancien ordre de choses et le nouveau. Looking Backward, malgré le sens apparent du titre, est, en somme, un tableau de l’avenir tel qu’un Américain d’éducation médiocre peut le rêver. Les lettrés, les délicats, même en Amérique, se sont énergiquement prononcés contre lui, l’un d’entre eux, M. Dudley Warner, s’écriant avec une juste épouvante : «Si l’on me proposait de choisir comme séjour l’enfer ou la république de M. Bellamy, je choisirais l’enfer sans hésiter. » Cette protestation doit être, en toute justice, enregistrée à l’honneur du pays où le livre, ainsi maltraité, s’est vendu cependant à près d’un million d’exemplaires. Il se serait mieux vendu encore, malgré le peu d’originalité du fond et le peu de mérite de la forme, qu’on ne pourrait s’étonner. Toutes les lois que le sujet chimérique du partage égal des biens de ce monde et de l’abolition de la propriété a été remis sur le tapis, les mécontens, les envieux, les insensés de toute espèce ont ouvert une oreille complaisante. Il y a aussi, de la part d’un ordre de lecteurs plus estimable, cette curiosité sympathique et toujours prête qu’ont éveillée tour à tour les innombrables systèmes consacrés au redressement des injustices du sort et à l’extinction de la misère, depuis l’Utopie de Thomas Morus, jusqu’à la Cité du Soleil, de Campanella, jusqu’à l’Océana de Harrington, jusqu’aux théories de Fourier, idylles socialistes, romans, essais, allégories, variations plus ou moins savantes, plus ou moins charivariques sur le thème rebattu d’un État régi par les lois de la raison ou d’une idéale philosophie.

Nous connaissons tous, d’un bout du monde à l’autre, les maux que signale aux témoins de l’an 2000 M. Julian West, ressuscité dans ce seul dessein; — nous les connaissons, nous en souffrons, nous les déplorons, nous voudrions à tout prix les guérir. Il a mille lois raison, ce revenant d’une ère disparue, lorsque, regardant en arrière, se reportant, après un siècle, vers l’an 1887, il assimile notre société actuelle à une diligence monstrueuse, à un coche du maniement le plus difficile, auquel sont attelées pêle-mêle les masses du peuple, frémissantes sous le fouet d’un conducteur qui n’est autre que la faim.

Ce bourreau, explique-t-il aux citoyens du nouvel âge d’or, ne permettait pas d’arrêt, malgré les obstacles sans cesse renaissans sur la route abrupte et poudreuse. Cependant, du haut des places confortables d’où ils jouissaient à leur aise de la vue et de l’air frais, les voyageurs privilégiés critiquaient l’attelage prêt à succomber;