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plafonds s’effondrent, que les murs se lézardent, il n’y a plus de philosophie qui tienne. Le fédéralisme transformé en cantonalisme, chaque canton, chaque commune proclamant son autonomie, d’incessantes attaques contre la propriété, les lois abolies ou violées, les horreurs d’Alcoy et de Montilla, de grandes villes où tout le monde commandait et où personne n’obéissait, Séville et Cadix, Béjar et Salamanque tombées aux mains d’une populace conduite par des énergumènes, la confusion de tous les pouvoirs, nulle autre autorité que celle de gardes nationales ou de volontaires qui ne savaient pas toujours ce qu’ils voulaient, deux sortes d’anarchistes dont les uns rêvaient d’organiser l’anarchie, tandis que les autres n’en sentaient pas le besoin, le désordre considéré comme un bonheur et comme une institution, et ce qui est pire encore, l’indiscipline dans l’armée, des officiers abandonnés, trahis ou assassinés par leurs soldats, tel était l’état de la Péninsule quand les cortès fédérales, prises d’une soudaine inquiétude, cédant à la peur plus qu’au remords, nommèrent M. Castelar chef du pouvoir exécutif, en lui donnant carte blanche, et par une heureuse inspiration, la seule qui leur fût jamais venue, décidèrent que leurs séances seraient suspendues jusqu’au 2 janvier 1874.

Autant que M. Houghton, nous admirons tout ce qu’entreprit, tout ce qu’osa ce grand orateur pour remettre sur pied une maison qui croulait. Il avait été un fervent fédéraliste, mais il préférait son pays à son utopie, et désabusé par l’événement, il la maudit. Plus sage que le fabricant d’idoles du prophète Isaïe, il dit à sa chimère : « Tu n’es plus mon Dieu. Mon cœur s’était repu de cendres, et je sauverai mon âme en m’écriant : n’est-ce pas du mensonge que j’avais dans la main?» M. Castelar sauva son âme, et il s’honora par son courage, par son tardif bon sens, par son intrépide et chevaleresque générosité ; mais quand les cortès intransigeantes l’auraient laissé faire jusqu’au bout, aurait-il sauvé la république espagnole? Quoi qu’en dise M. Houghton, cela me semble douteux. Rien n’est plus grand dans l’ordre moral qu’un homme qui a le courage de dire : Je me suis trompé. Mais le repentir n’est pas une vertu politique. Un gouvernement qui désavoue son principe et réagit contre lui est sans autorité, sans prestige. Aussi bien peut-il traiter rigoureusement des erreurs qu’il a partagées, des fous dont il fut l’inspirateur ou le complice ? Désormais, tout ce qu’il fera pour réparer sa faute se retournera contre lui et ne servira qu’à préparer et à faciliter le règne de ses successeurs. En politique, les pénitens ne travaillent que pour les autres. Vous avez dit : « n’est-ce pas du mensonge que j’avais dans la main? » Vos ennemis vous diront : « De votre propre aveu, vous vous étiez trompé; êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper encore? Vous ressemblez à un pharmacien qui a vendu du poison et dont la méprise a été funeste;