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un général capable de vaincre et qui ne sait que faire de sa victoire, un chasseur qui a tiré et tué l’oiseau, et qui, ne sachant comment s’y prendre pour le manger, dit : « Le voilà, je vous le donne. »

Les hommes d’état à qui le général Pavia avait fait présent de sa victoire auraient-ils pu, par une politique à la fois énergique et habile, se maintenir au pouvoir et retarder indéfiniment la restauration des Bourbons? M. Houghton estime que, si le maréchal Serrano était parvenu à rétablir l’ordre, à porter un coup définitif au carlisme, à délivrer l’Espagne et de la guerre civile et de l’anarchie, il dépendait de lui, son œuvre faite, de convoquer des cortès qui l’auraient nommé président à vie ou pour dix ans. Beaucoup d’Espagnols pensent au contraire que ni la vigueur, ni l’habileté n’aurait pu le sauver, que son sort était écrit dans les étoiles, qu’il y a des pentes fatales qu’on ne remonte pas, que, la république s’étant à jamais discréditée, perdue par ses fautes, la restauration était un de ces événemens inévitables qu’on ne peut tout au plus retarder que d’un jour ou d’une heure.

M. Houghton est devenu philosophe, mais il n’est pas devenu fataliste, il croit que les hommes font eux-mêmes leur destinée. Il convient cependant que la situation était périlleuse, qu’il y avait beaucoup à faire et que les ressources manquaient. Les caisses étaient vides, on ne percevait plus d’impôts dans une dizaine de provinces occupées par les carlistes ou exposées à leurs incursions. Le commerce se mourait, les douanes ne rendaient presque plus rien. On avait suspendu le paiement des arrérages de la dette et tout amortissement, et on ne réunissait qu’à grand’peine des sommes suffisantes pour l’administration du pays et pour les dépenses des armées en campagne. On n’avait pas seulement affaire aux carlistes, il fallait réprimer l’insurrection créole de Cuba, et même après la reddition de Carthagène, on devait entretenir des forces nombreuses dans le midi pour contenir les fédéraux, que les comités carlistes et alphonsistes poussaient à rentrer en campagne, en leur fournissant en secret des armes et de l’argent. « Le plus grand danger, dit M. Houghton, auquel la république du maréchal Serrano eut à parer fut cette incessante campagne de pessimisme que les partisans des deux branches rivales de la famille de Bourbon poursuivaient parallèlement et sans relâche pour miner le sol sous ses pieds. Tous avaient le même objectif : paralyser toute réorganisation des ressources du pays et retarder la pacification des esprits, que le gouvernement provisoire voulait faire marcher de front avec les opérations militaires. »

Si le maréchal avait eu le génie politique, ce courage d’esprit qu’aucune difficulté ne rebute, cette autorité du caractère qui s’impose aux partis, cette confiance en soi qui se communique, cette ambition dévorante qui ose tout, que sait-on ? Le duc de La Torre avait le courage