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et sa dédaigneuse clairvoyance. Ce fut aussi avec une extrême politesse que les officiers chargés de signifier au maréchal qu’il n’était plus leur chef, s’acquittèrent de leur délicate commission. Son attitude fut noble, son langage digne et sévère. Il leur déclara qu’il rougirait d’infliger à l’Espagne, en face des carlistes en armes, le fléau d’une nouvelle guerre civile, que deux gouvernemens, c’était beaucoup, que trois, c’était trop, et que désormais on n’avait plus à compter avec le sien. M. Castelar avait sauvé son âme, le duc de La Torre sauvait sa dignité. Dans ce beau pays, heureux jusque dans ses malheurs, le décor sauve toujours la pièce.

Je doute que le maréchal, se fût-il montré plus énergique ou plus habile, eût pu demeurer longtemps le président d’une république conservatrice ; j’en crois les Espagnols qui affirment qu’après de funestes expériences, l’Espagne, déchirée et dégoûtée, retournait par une pente fatale à la monarchie. Ce sont les mœurs qui décident de la forme des gouvernemens, et, à tel moment donné, il y a pour toute nation un gouvernement naturel qui tend par la force des choses à se maintenir ou à se rétablir. Dans un pays où tous les partis sont intransigeans et où l’opinion publique, trop souvent indifférente, n’a pas la force de leur faire la loi, ils ont besoin d’un modérateur, d’un arbitre, et si cet arbitre n’est pas un roi, aura-t-il l’autorité nécessaire ? Livré à lui-même, le parti qui est aux affaires exerce un tel empire sur le corps électoral qu’il ne tiendrait qu’à lui de perpétuer sa domination si le grand arbitre n’y mettait ordre. C’est au souverain de remplacer à propos un cabinet conservateur par un cabinet libéral, de modérer les prétentions des vainqueurs, de donner des espérances aux vaincus: refusez-leur ce pain du ciel, ces affamés ne garderont plus ni loi ni mesure. Tel est l’office propre de la royauté constitutionnelle en Espagne : elle représente l’opportunisme de la raison s’imposant à des partis qui n’écoutent que leur passion et leurs nerfs. Ce rôle, qui demande autant de résolution que de discernement, est glorieux, mais difficile. Que le caprice, la prévention ou l’orgueil gouverne, les catastrophes sont proches.

Après quelques années de règne, Alphonse XII avait déjà compromis gravement sa situation. Ses fautes ont été réparées par la reine régente. Cette étrangère avait compris l’Espagne ; elle a su jusqu’aujourd’hui, selon les cas, se servir des libéraux et des conservateurs, exercer avec prudence son droit d’initiative; elle a prouvé qu’elle avait le génie de l’à-propos. Elle peut se dire que, sans elle, l’inévitable restauration de 1874 aurait été peut-être, comme le général Pavia, une fleur d’un jour.


G. VALBERT.