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conscience, des problèmes de conduite où nous sommes tous partie. Et de moins ambitieux ou de plus inhabiles se sont contentés d’intéresser notre sensibilité la plus générale, mais aussi la plus banale, à la punition du vice ou à la récompense de la vertu. Je ne vois rien de tout cela dans la Parisienne. Ni Clotilde ni son mari, ni Lafont ni Simpson ne sont intéressans. M. Becque ne soulève dans sa pièce ni n’effleure seulement aucune thèse. Abstraits de toute condition, économistes vagues, ou « jeunes gens qui ne font rien, » ses personnages sont quelconques, je veux dire pris au hasard, à peine pris, et plutôt rencontrés dans la foule indifférente. Enfin, ils n’ont rien de typique non plus ; ils n’expriment avec clarté ni ne représentent avec force aucune de ces passions, aucun de ces appétits, de ces instincts dont nous parlions ; ils ne sont composés, en un mot, que de leurs sensations successives. Il en résulte que nous ne prenons à eux et à leur aventure que le même genre d’intérêt, passager, restreint et distrait que nous prenons aux « faits divers » de nos journaux et aux inconnus qui en sont les victimes ou les héros. Rue de Rivoli ou boulevard Sébastopol, dans une maison dont on me donne le numéro, une femme trompe son mari. Je plains donc le mari, mais rien ne m’est plus indifférent. Simpson ou Lafont, d’ailleurs, qu’est-ce que cela me fait ? Et M. Becque, au fond, s’en rend si bien compte que ce n’est pas pour une autre raison qu’il a intitulé sa pièce : la Parisienne, et non pas : une Parisienne, qui en serait pourtant le vrai titre. L’intérêt général, qui n’est pas dans sa pièce, il a voulu qu’il fût sur l’affiche. Nous cependant, qui savons que toutes les Parisiennes ne ressemblent pas à Mme du Mesnil, nous sommes attrapés, — qu’on me passe le mot, — quand nous voyons la pièce. Nous attendons une scène, un mot, je ne sais quoi qui nous éclaire sur la portée du sujet ; rien ne vient ; et quelque bonne envie que nous eussions d’applaudir, nous ne le pouvons pas.

Mais d’une pièce où ce genre d’intérêt fait défaut ; dont le sujet est en soi plutôt déplaisant que comique ; et qui manque d’action, que dirons-nous qu’il reste ? Il reste les « mœurs, » il reste quelques scènes, il reste les parties d’observation et de satire, il reste, en un mot, ce que les imitateurs de M. Becque appellent eux-mêmes une étude ; qui peut-être est la chose du monde dont le théâtre s’accommode le moins. La Parisienne sera donc une étude, qui, pour n’être pas du théâtre, n’en est pas moins intéressante, et, comme les Corbeaux, je ne crains pas de dire qu’elle regagne à la lecture tout ce qu’il semble qu’elle perde à la scène.

Car M. Becque a vraiment de grandes qualités ; et d’abord, sa misanthropie, une misanthropie qui n’a rien de déclamatoire, ni surtout de trop spirituel, une misanthropie convaincue, qui n’essaie jamais de briller aux dépens de la sottise ou de la laideur de ses personnages.