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adaptation du Conte d’hiver ou de la Tempête, c’est qu’en dépit de bien des différences, il y a plus d’une analogie secrète entre le temps où nous vivons et celui de Shakspeare. Aujourd’hui comme alors, la littérature est plutôt européenne que nationale, on pourrait dire cosmopolite, et les frontières ne sont pas tombées, mais la facilité des communications les a rendues presque idéales : on ne vit pas à Londres, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, on n’y pense pas, et, en vérité, c’est à peine si l’on y parle autrement qu’à Paris. Aujourd’hui comme alors les genres sont confondus ; et il est vrai qu’ils étaient alors dans l’indistinction de ce qui commence, tandis qu’ils seraient plutôt aujourd’hui dans la confusion de ce qui finit, mais ce n’en est pas moins une raison pour nous d’aimer dans la comédie de Shakspeare ce que nous ne trouvons ni dans la comédie de Molière, ni dans la tragédie de Racine : le rire mêlé parmi les larmes, la passion dans la comédie, le roman et la poésie, le plaisir de penser et celui de sentir à la fois. Nous sommes devenus capables de plaisirs plus complexes ; et pour jouir de nos sensations nous n’avons plus besoin, comme autrefois, qu’on les disjoigne. Enfin aujourd’hui comme alors, ayant ou croyant avoir épuisé ce qu’il y avait de fécondité dans l’ancien idéal, et lassés de ranimer des formes vides où la vie, quand par hasard on l’y met, semble se refroidir, se glacer et se figer, nous cherchons du nouveau ; et nous ne l’avons pas encore trouvé : mais nous le trouverons sans doute, et dans cette recherche hasardeuse quel plus glorieux exemple peut-on se proposer que celui de Shakspeare ?

Remercions donc le directeur du « second Théâtre Français » de ce qu’il a fait, de ce qu’il fait tous les jours encore pour s’efforcer, non plus comme jadis d’accommoder Shakspeare au goût français, mais au contraire, et comme nous le disions, pour convertir le goût français à ce qu’il y a de plus shakspearien dans Shakspeare. On ne pourrait lui en faire une critique ou un reproche que si l’excès de sa piété l’empêchait de rendre ce qu’il doit à Corneille, à Molière, à Racine, au besoin même à Marivaux, à Regnard et à Beaumarchais. Mais tout le monde sait qu’à l’Odéon, depuis quelques années, le répertoire national, presque plus en honneur qu’à la Comédie française, y sera bientôt mieux joué : j’en avertis les « grands comédiens. » Et quant à l’art prétendu nouveau, qu’il est du devoir aussi d’un directeur de l’Odéon d’aider à se produire, on ne dira pas qu’il y manque, puisque s’il n’a pas joué le Père Lebonnard, il nous annonce trois actes de l’auteur de l’Ecole des veufs, et qu’à la même place où nous parlons du Marchand de Venise, nous rendions compte, l’année dernière, tout justement à la même époque, de la récente représentation de Germinie Lacerteux.


F. BRUNETIERE.