Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/346

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Moquez-vous tant que vous voudrez, mais reconnaissez cependant que nos prêtres n’ont rien de crasseux ni de rampant ; qu’ils ne vivent pas d’expédiens, comme le bas clergé de Russie ; qu’ils ne s’enivrent ni ne mendient ; que leurs femmes ont d’excellentes manières, et qu’ils ressemblent eux-mêmes à des paysans aisés, plus instruits que les autres. En somme, c’est un clergé fort présentable, et que nous aimons parce qu’il est profondément national. Voilà le fin mot, mon cher monsieur. Nous vous accorderons dans le particulier que notre église a ses défauts, que notre clergé n’est pas parfait. Mais nous n’en conviendrons jamais en public, parce que notre église est encore pour nous la patrie ; or on ne discute pas la patrie. C’est exactement comme l’amour du drapeau. Que diriez-vous, si je vous contestais le prestige des trois couleurs ? Eh bien, le culte orthodoxe est une couleur de notre drapeau : ni plus ni moins. Notre affection pour lui n’a d’égale que notre indifférence pour le dogme ; et ce serait peine perdue que de vouloir nous convertir.

— Et le rêve poursuivi par Mgr Strossmayer ? et l’union de tous les Slaves réconciliés dans l’église catholique ?

— Un rêve généreux ! rien de plus. Je respecte infiniment Mgr Strossmayer. C’est un homme de cœur, et c’est un apôtre. Mais il devrait savoir que la propagande n’a de prise que sur les sauvages, parce qu’ils n’ont pas de cervelle, ou sur les ergoteurs, parce qu’ils en ont trop. Nous ne sommes, grâce à Dieu, ni l’un ni l’autre. Nous nous en tenons à la foi de nos pères. Nous repoussons l’ingérence des étrangers, clercs ou laïcs, avec ou sans soutane. Nous craignons toujours de découvrir des loups sous la peau de brebis. Le clergé grec nous a donné des raisons trop cuisantes de détester une église qui se prétend universelle. La nôtre est chétive et modeste ; c’est justement ce qui l’empêche de nous créer des embarras. Nous restons maîtres chez nous ; et puisque, enfin, de deux maux il faut choisir le moindre, nous aimons mieux, dans cette querelle qui vous donne, à vous, tant de soucis, laisser à l’état le dernier mot. Croyez-moi, cher monsieur, ne convertissons personne ; restons chacun chez nous ; ne nous creusons pas la tête ; vivons en braves gens, et tâchons de tirer le meilleur parti possible de la religion dans laquelle Dieu nous a fait naître.

— Vous êtes, dis-je à mon hôte, le plus chrétien des philosophes et le plus tolérant des chrétiens.

Je pris congé de lui, non sans remarquer que son opinion sur le rôle du clergé sentait un peu le fagot ; du moins trahissait-elle l’ancien ministre de l’intérieur. Je ruminais encore ses paroles, tout en roulant sur le pavé inégal de la ville, lorsque mes yeux rencontrèrent le palais métropolitain : c’est un édifice bas et