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les soutiennent de leur influence et de leur fortune, et ces sévérités ne paraissent exagérées à personne quand on voit dans quelles misères l’empire est plongé et qu’on songe qu’ils en sont coupables. Tout le monde est heureux de venger ses infortunes particulières et celles de l’état sur des misérables qu’on regarde comme les auteurs de tous les maux qu’on souffre. A la fin, le reproche devint si général et la colère contre les chrétiens si violente, que saint Cyprien, qui avait été d’abord d’avis de garder le silence, éprouva le besoin de les justifier. Il le fit dans un ouvrage très important dont il faut bien que je dise un mot, car on peut le regarder comme le modèle et le premier jet de la Cité de Dieu.

C’est une lettre adressée à Demetrianus, grand ennemi des chrétiens, « et qui ne cessait d’aboyer contre eux avec sa bouche sacrilège. « Il allait partout répétant que, « si les guerres n’avaient pas de terme, si la peste et la famine dépeuplaient le monde, si les pluies devenaient rares, si le ciel était sec et la terre stérile, » il fallait s’en prendre aux chrétiens. Saint Cyprien se garde bien, pour lui répondre, de nier les misères de l’empire. Il reconnaît, comme Demetrianus, « qu’il ne tombe plus assez de pluies pendant l’hiver pour nourrir les semences, qu’il ne fait plus assez chaud l’été pour les mûrir, que les printemps sont moins rians et moins fleuris, les automnes moins riches qu’autrefois. » Mais les chrétiens n’y sont pour rien : c’est le monde qui est devenu vieux et qui n’a plus la même vigueur et la même fécondité. « On ne tire plus autant de marbre du sein des montagnes épuisées ; les mines se sont fatiguées à produire l’or et l’argent, et les filons deviennent tous les jours plus rares et plus maigres. La population décroît : il y a moins de matelots sur la mer, de laboureurs dans les champs, de soldats dans les armées. » Qu’y faire ? La loi de Dieu veut que tout ce qui a commencé cesse d’être et vieillisse avant de mourir ; cet affaiblissement des choses en présage la fin, qui ne peut être lointaine.

Ainsi saint Cyprien commence par assigner aux fléaux qui affligent le monde des causes naturelles ; car dire qu’il a vieilli à force de durer et qu’il touche à son terme, c’est comparer son existence à celle de l’homme, et parler à peu près comme Lucrèce[1]. Pourtant, si l’on ne s’en tient pas là, si l’on veut trouver une explication à ces malheurs en dehors de la nature, il en a une aussi à

  1. Lucrèce, à la fin de son second livre, a soutenu, dans des vers d’une admirable mélancolie, les idées que nous retrouvons dans l’ouvrage de saint Cyprien. Il montre, lui aussi, que la sève de la terre s’est épuisée, qu’elle a peine à produire les moissons qui naissaient d’elles-mêmes à l’origine du monde. Il nous dépeint le vieux laboureur qui, secouant la tête, raconte ses peines et envie le sort de ses pères ; enfin il annonce que la vieille machine du monde, pourrie par les ans, finira par tomber en ruines.