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Camille avait l’air rêveur et affligé ; quand il reçut son acte d’accusation, il s’écria douloureusement : « Je vais à l’échafaud pour avoir versé quelques larmes sur le sort des malheureux ; mon seul regret, en mourant, est de n’avoir pu les servir. » Comme il avait apporté des livres mélancoliques, les Nuits d’Young, les Méditations d’Hervey, Real le plaisanta : « Est-ce que tu veux mourir d’avance ? Tiens, voilà mon livre, à moi, c’est la Pucelle d’Orléans. »

Lacroix et Danton furent enfermés dans deux chambres séparées l’une de l’autre par une troisième, de sorte qu’ils devaient élever la voix pour converser, et qu’ainsi beaucoup de détenus les entendaient. Ils s’entretenaient de leur arrestation, de ce qu’ils diraient au tribunal, des grimaces qu’ils feraient lorsque le rasoir national, dirigé par le fonctionnaire Sanson, leur démantibulerait les vertèbres du cou. Des prisonniers notèrent quelques paroles de cet homme étrange, Mirabeau de la populace, dont le patriotisme ardent et les qualités privées n’excusent certes pas les crimes politiques, mais permettent de penser qu’il valait mieux que sa vie, auquel il faut tenir compte d’avoir, avec Camille, fait un appel, bien tardif, hélas ! à la justice, à l’indulgence. « C’est à pareil jour que j’ai fait instituer le tribunal révolutionnaire ; j’en demande pardon à Dieu et aux hommes ! Mais quoi ! ce n’était point par inhumanité ! Je voulais prévenir de nouveaux massacres de septembre ! .. Je laisse tout dans un gâchis épouvantable ; il n’y en a pas un qui s’entende en gouvernement… Dans les révolutions, l’autorité reste aux plus scélérats… Il vaut mieux être un pauvre pêcheur que de gouverner les hommes. »

Le 9 thermidor fut un jour de terrible angoisse : le tocsin sonnant de toutes parts, les cris du peuple, le bruit des tambours, Rappel aux armes, les mouvemens de troupes, la course des canons, tout semble présager aux prisonniers de nouveaux égorgemens. Une chose cependant eût dû les rassurer un peu : la frayeur des geôliers qui leur laissent le champ libre. Dans quelques prisons ils se rassemblent et jurent de vendre chèrement leurs vies : au premier signal, on s’armera de bois de lits, de meubles brisés, on se réunira dans la cour, et là, les femmes, les enfans abrités derrière les hommes, ceux-ci supporteront le premier choc, protégés par un mur de matelas ; quelques-uns songent à remplir leurs poches de cendres pour les lancer aux yeux des assassins. La nuit s’écoule ainsi dans les plus cruelles incertitudes. A quoi tiennent les destinées des peuples ! Au Luxembourg., le savetier Wiltcheritz refuse de recevoir Robespierre mis hors la loi et ordonne qu’on le conduise à la maison commune, au milieu de ses partisans les plus résolus. Avec un peu de sang-froid et d’énergie,