Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/679

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La sonate pour piano seul, œuvre de première jeunesse, est très inspirée de Schumann et même de Mendelssohn ; le scherzo en est peut-être la page la plus personnelle, et le motif rythmique du finale est traité avec agrément. La ballade a beaucoup plus d’importance et de mérite. C’est une suite de variations un peu dans le style des Études symphoniques de Schumann, sur un thème norvégien profondément douloureux. La variation, en forme de marche funèbre, est d’une réelle beauté et d’une tristesse mortelle. L’ensemble a des tendances vraiment symphoniques et rares chez M. Grieg. Dans les dernières pages, à travers une fantaisie très pathétique et très puissante, l’auteur poursuit son idée avec opiniâtreté ; il en fait jaillir tout ce qu’elle renferme, et les accens les plus divers, depuis la douceur rêveuse jusqu’à la joie sauvage et à la fureur. Voilà pour le piano seul la plus belle œuvre de M. Grieg.

Dans la musique de chambre, il faut donner une place d’honneur, peut-être la première, aux deux sonates pour piano et violon en fa majeur et en ut mineur. Les idées, qui n’y sont ni moins originales ni moins poétiques, y sont beaucoup mieux traitées, beaucoup plus suivies et poussées que partout ailleurs. La sonate en ut mineur surtout est absolument hors ligne, supérieure aux sonates de Schumann, dont elle a toute la passion, sans la violence parfois monotone. Toute moderne d’inspiration, cette sonate est pourtant de facture presque classique. Pas un écart dans son développement, et pas une erreur ; un second morceau en deux parties, qui est un double petit chef-d’œuvre, un finale étincelant ; partout la grâce, le charme, la lumière et la vie.

Hans de Bulow, dit-on, a nommé M. Grieg le Chopin du Nord ; le nom me paraît mal choisi. D’abord, le véritable Chopin était déjà du Nord, lui aussi, et de plus, si M. Grieg rappelle un musicien, c’est moins Chopin que Schumann, et encore par un air de famille plutôt que par une ressemblance formelle. On ne trouve dans le concerto de piano ni la mélodie de Chopin, au contour si souvent flottant et mou, la phrase enjolivée de fioritures, ni l’épaisse et terne orchestration de Schumann. Dans le premier morceau du concerto de Schumann (en la mineur comme celui de M. Grieg, voilà la principale analogie), rappelez-vous la lourdeur de l’instrumentation ; quant à Chopin, cet improvisateur de génie, rappelez-vous qu’il était surtout improvisateur, que l’ordonnance de ses concertos est faible, et le rôle de l’orchestre plus que secondaire, nul. Le concerto de M. Grieg est d’une autre allure et d’une autre tenue. Les idées en sont nettes, arrêtées, et l’orchestration légère, assortie à la grâce mélancolique de la pensée, semble un voile jeté sur elle pour la faire paraître encore plus charmante. Très beau, le thème de l’adagio, exposé dans les registres graves par le quatuor en sourdine ; vaporeuses et poétiques, les premières réponses du piano, chutes lentes et douces de notes cristallines ; excellentes