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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/202

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sûr de lui et de son fait ! » disait M. de Manteuffel en lisant ses premières dépêches. Dès sa jeunesse, il a été un grand oseur, qu’on prenait à tort pour un fanfaron, car il avait l’habitude de faire ce qu’il disait. Aussi prudent que hardi, profond dans ses calculs, il n’a jamais livré bataille sans avoir choisi son terrain, jamais commencé une entreprise sans avoir préparé son action, jamais tenté la fortune sans avoir mis presque toutes les chances pour lui. Il était né audacieux, il n’a jamais été téméraire ; il n’a accompli que des desseins longtemps médités, il n’a couru que des aventures réfléchies.

Mais il ne suffit pas aux historiens allemands de la nouvelle école que leurs héros aient du génie, ils les dotent de toutes les vertus, ils les représentent comme des parangons de bonne foi et de droiture, irréprochables devant le Seigneur et devant Israël. M. de Sybel admirerait moins M. de Bismarck s’il n’avait réussi à se persuader que cet incomparable politique n’a jamais songé qu’à découvrir et à faire son devoir et qu’il a toujours eu « une piété sérieuse et profonde, eine tiefernste Rrligiosität. » Qu’il convienne au moins que dans ses manèges diplomatiques, celui qui est devenu chancelier de l’empire allemand n’a pas été souvent gêné par ses scrupules ! Je n’en veux pour preuve qu’une anecdote que le chancelier a sans doute contée lui-même à M. de Sybel, qui la rapporte fidèlement : ses récits sont beaucoup plus exacts que ses portraits.

M. de Bismarck n’était pas encore ministre lorsque le gouvernement prussien se décida à mettre à la raison l’électeur de Hesse, qui lui causait mille ennuis par ses perpétuels démêlés avec ses sujets. L’ordonnance qu’il venait de lancer les condamnait à n’exercer leur droit de vote qu’après avoir prêté serment à une constitution qu’ils avaient en horreur. Les Hessois se fâchèrent, ils en appelèrent à la diète de Francfort ; l’électeur ne fit qu’en rire. Le roi Guillaume, à bout de patience, lui écrivit de sa main et lui fit porter sa lettre par le général Willisen. L’électeur commença par se constituer malade ; mais ayant appris que des troupes prussiennes s’amassaient sur sa frontière, et la colère l’emportant sur la crainte, il reçut le général, refusa d’ouvrir devant lui la lettre du roi, la jeta dédaigneusement sur une table. Puis il éclata en plaintes, déclara que tous ses malheurs lui venaient de la Prusse, que ses sujets se tiendraient tranquilles si on ne les excitait pas contre lui, et comme le général le menaçait d’une rupture diplomatique, il se retira en disant : « Qu’à cela ne tienne ! mais c’est un étrange procédé que de rappeler sa légation parce que tout ne se passe pas comme on le veut chez le voisin. »

Qu’allait-on faire ? Occuperait-on militairement Cassel, au risque d’entrer en guerre avec l’Autriche et avec la diète ? M. de Bismarck, qui venait de quitter Saint-Pétersbourg pour se rendre à Paris, se trouvait alors à Berlin. Le comte Bernstorff, ministre des affaires