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évidente d’un certain réalisme dans la peinture générale de la société, manque un peu de profondeur et de finesse lorsqu’il s’agit de celle des caractères ; la psychologie est un peu trop sommaire, un peu trop réglée selon les exigences d’une morale bourgeoise. Par exemple, on peut reprocher aux deux personnages principaux, de pousser chacun à sa manière le self-control au-delà des limites du possible. Bertha aura beau danser éperdument et Philip se taire avec obstination, il y a des momens où ce double parti-pris ne doit pas suffire. Partout, en Amérique comme ailleurs, les plus vertueux ont des défaillances et se montrent d’aventure inférieurs à eux-mêmes, quittes à reprendre aussitôt les rênes de leur volonté chancelante ; c’est de ce combat que doit profiter le romancier pour nous inquiéter, pour nous émouvoir, pour nous donner surtout l’impression du vrai. Il y a aujourd’hui dans les lettres un grand souci de sincérité, d’observation intense. Esquiver une question scabreuse n’est pas la résoudre, et on ne répond pas à la légitime curiosité du lecteur en supprimant à propos ce qui risque de devenir incommode. Que Mrs Burnett s’interroge, qu’elle dise si elle n’a pas quelques remords d’avoir si aisément disposé du charbonnier Lowrie et du colonel Tredennis, parce qu’il fallait marier Joan et laisser Bertha toute à d’austères devoirs, pour la plus grande satisfaction des âmes sensibles ou timorées ! Or ce ne sera point en se proposant d’amuser les enfans qu’elle gagnera ce qui lui manque sous le rapport de l’analyse rigoureuse.

À en croire la presse américaine, qui annonce avec fracas le nombre énorme de dollars payés par un éditeur magnifique pour son prochain roman, ce roman serait un incomparable chef-d’œuvre, mais nous ne voyons malheureusement dans de pareilles réclames qu’une certaine tendance, plus frappante aux États-Unis que partout ailleurs, à traiter les affaires d’art et de littérature comme des affaires commerciales ; nous ne nous laissons pas éblouir par des chiffres. C’est au temps où les produits de l’imagination étaient cotés moins haut sur le marché que l’Amérique a vu fleurir les Hawthorne et les Edgar Poe. Alors, les entreprises littéraires ne rapportaient guère que de la gloire, et peut-être la littérature y gagnait-elle, parce que ceux qui en avaient la passion et le génie étaient seuls à s’y livrer. Nous voulons espérer que l’auteur si bien doué de That Lass o’ Lowrie et de Louisiana se défendra contre la production trop rapide, contre le goût du succès facile et contre l’appât du gain qui ont perdu tant d’artistes en les conduisant droit à la négligence et à la vulgarité.


TH. BENTZON.